« Benoît Duteurtre : notre nouveau Molière » par Sébastien Lapaque pour « Dénoncez-vous les uns les autres » (Fayard) dans Le Figaro du 27 janvier 2022

Benoît Duteurtre: notre nouveau Molière

SÉBASTIEN LAPAQUE

slapаque@lefigaro.fr

« LES ACTUELS moutons de l’intelligentsia (…) ne connaissent plus que trois crimes inadmissibles, à l’exclusion de tout le reste: racisme, antimodernisme », expliquait Guy Debord dans une lettre adressée à l’homéopathe Michel Bounan en avril 1993. A l’époque, l’auteur de La Société du spectacle correspondait également avec Benoît Duteurtre, feignant de ne pas croire que son roman intitulé Tout doit disparaître (1992) ait pu être inspiré par ses «théories extravagantes : « Il vous a suffi de voir le même siècle et sa sorte d’art, vous l’avez ressenti justement. »

Trente ans ont passé, et aucune des catastrophes annoncées par Guy Debord ne nous a été épargnées. Parmi elles, la généralisation de la délation, qu’on a prétendu être l’apanage des anciennes tyrannies. Elle se révèle désormais être un attribut de notre démocratie si parfaite. Ce goût du flicage, du mouchardage et du cafardage est le sujet du 24e roman de Benoît Duteurtre, une fable qu’on aurait naguère qualifiée de dystopie mais qui frappe aujourd’hui par son hyperréalisme. Dénoncez-vous les uns les autres, c’est le roman vrai du wokisme, le tableau effrayant d’un monde dévasté par ce que Philippe Muray, lui aussi un lecteur attentif du jeune Duteurtre dans les années 1990, a nommé «l’envie du pénal».

Dans le monde de perfection morale mis en scène par le romancier, les usages du monde humanisé d’autrefois sont devenus suspects, voire criminels : manger de la viande rouge, conter fleurette à une demoiselle, déposer ses ordures dans une poubelle en tôle d’acier, émettre des doutes sur le réchauffement climatique…

Dans la tradition de Molière, Duteurtre place au centre de la scène un personnage transformé en souffre-douleur. Mao, un ancien cadre culturel rattrapé par son passé, évoque Monsieur de Pourceaugnac, un bourgeois de Limoges qu’une bande de coquins dégoûtent de la vie parisienne en le chargeant de méfaits imaginaires.

C’est ainsi que Mao, cyberharcelé par une certaine @Barbarella, doit répondre des accusations de harcèlement, de sexisme et d’écocide devant un tribunal où son accusatrice n’est pas obligée de paraître. Dans le monde décrit – et non pas imaginé, hélas – par le romancier, «l’accusation l’emporte sur la défense en matière de mœurs».

Mais l’auteur de La Nostalgie des buffets de gare n’est ni Kafka ni Ionesco. La farce pourrait être atroce, elle est simplement drolatique. C’est avec l’encre de Marcel Aymé que Benoît Duteurtre peint la Révolution culturelle woke à laquelle une jeunesse fanatisée est invitée à prêter main-forte, comme jadis les lycéens lancés par le Mao historique à l’assaut des Quatre Vieilleries – les « vieilles idées », la «vieille culture », les « vieilles coutumes » et les « Vieilles habitudes » – pour purger le PC chinois de ses éléments révisionnistes. C’était à Pékin, en août 1966. Ça se passe désormais comme ça chez McDonald’s et dans les démocraties libérales.

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