Livre : Benoît Duteurtre signe le glaçant « Dénoncez-vous les uns les autres » !
Dystopie
Par Marion Messina
Dans un pays où la présomption d’innocence a cédé la place à la présomption de culpabilité, de drôles de rituels d’humiliation publique sont organisés pour punir les coupables de crimes moraux. Notre collaborateur Benoît Duteurtre signe un récit qui fait froid dans le dos. Une fiction, pour l’heure…
À quoi ressemblerait une société proche de la nôtre qui aurait poussé à leurs paroxysmes toutes les expérimentations sociétales dont nous sommes déjà les témoins ? Benoît Duteurtre imagine une métropole obsédée par la « planète » et qui entend « faire sa part » dans la lutte contre le réchauffement climatique en exhortant chaque citoyen à composter son propre lisier, mais où aucune règle n’est claire (à l’instar de l’actuel protocole sanitaire pour les écoles ?), où les jeunes amoureux attendent la majorité ferme du membre le plus jeune du couple pour leurs ébats, et où les personnes âgées réfractaires à la vie numérique seraient à peine tolérées dans l’attente de leur disparition.
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Robert, la jeune fille à la mère déconstructiviste du genre, est amoureuse de Barack, à peine plus âgé, qui crève de désir pour elle mais se refuse à la toucher. Elle n’a pas l’enthousiasme de son petit ami face aux cérémonies étranges au cours desquelles les personnes rendues coupables de crimes moraux (homophobie, transphobie, racisme, sexisme, harcèlement, climato-scepticisme) doivent se plier. Il y a des airs de Révolution culturelle dans cette grande Déconstruction culturelle qui pour se maintenir doit gâter les uns pour terroriser les autres.
QUAND BARBARELLA RENCONTRE MAO
Les femmes sortent-elles pour autant gagnantes de la manœuvre ? Robert semble en douter, elle qui finit par avoir une sorte de coup de foudre amical pour Giuseppe, un sexagénaire baroque, audacieux et brillant qui vit reclus dans sa demeure féerique, à chérir le passé libre, un peu sale, rieur et érotique. Elle trouve chez ce personnage atypique l’audace, le courage de penser et le charme qui font défaut à Barack, fruit parfait de son époque, qui devra bien remettre certains dogmes en question quand son père, Mao, sera au cœur d’un règlement de comptes numérique. En effet, une certaine Barbarella affirme avoir été le fruit d’agressions sexuelles répétées par Mao, plusieurs années de cela. Et si une femme prend la parole, il y a forcément traumatisme – à prouver de toutes les façons possibles.
Benoît Duteurtre nous perd dans un monde si proche du nôtre qu’on en croirait bel et bien une version pervertie. La présomption d’innocence a disparu ; le désir sexuel fait peur ; l’écoanxiété a façonné une génération, et le concept de prescription n’est plus qu’un lointain souvenir. Kafka regarde depuis une montagne ces petits êtres qui courent en compagnie de Lewis Carroll – on se tient prêts à voir débarquer la Reine de cœur exigeant qu’on tranche la tête du quidam, sans procès, sans règles, sans opposition.
On est frappé, enfin, de constater que cet énième projet sociopolitique aux relents d’Utopie s’est planté, comme tous les autres avant lui, comme pour nous rappeler que le propre de l’idéal est de n’être jamais comblé, même lorsqu’il est atteint… et dépassé.
Dénoncez-vous les uns les autres, de Benoît Duteurtre, Fayard, 190 pages, 18 euros.