« Quand tout se dérègle » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1201 du 20 au 26 Mars 2020.

Carte blanche

« QUAND TOUT SE DÉRÈGLE »

PAR BENOÎT DUTEURTRE

 

La Seine, pendant plusieurs jours, a inondé les anciennes voies sur berges avec une sauvagerie oubliée. Cette eau trouble et puissante, charriant quantité de branches et d’alluvions, rappelait la présence d’un monde qui nous dépasse avec ses saisons, ses excès, ses intempéries, ses ouragans, autant que ses douceurs et ses ciels radieux. Voici quelques années, quand les crues d’hiver interrompaient la circulation, j’en profitais pour descendre marcher près des flots agités en compagnie des mouettes, au pied de la Conciergerie et de l’île Saint-Louis. Aujourd’hui, ces mêmes crues ont suspendu l’activité du « parc des berges de Seine ouvert par la Mairie de Paris et arpenté le week-end (quand il fait beau) par un flux nerveux de joggeurs, rollers, cyclistes et autres trottinettistes. Cette «autoroute citoyenne» me donne envie d’aller me promener ailleurs, sauf ces jours d’imprévu où la nature reprend ses droits.

Ça doit remonter à mon enfance et au rêve de prolonger sans fin les vacances, quand l’heure arrivait de regagner la ville et la vie normale. J’espérais toujours qu’un grain de sable vienne interrompre le cours des choses – ce qui ne fut pas loin d’arriver en cet hiver si froid que la voiture de mon père faillit ne jamais repartir… jusqu’à ce qu’un fâcheux réparateur vienne tout gâcher. Les circonstances exceptionnelles suspendent notre routine et notre fuite en avant: comme ces jours de neige ou la ville s’immobilise et ces jours de grève ou les lycéens découvrent la liberté. Mais avec le coronavirus, c’est tout autre chose. Même si quelques écoliers se réjouissent, la violence de l’épidémie et de ses conséquences nous fait regretter les jours de classe et le train-train quotidien. Ce drame dont on aurait aimé se passer n’en induit pas moins quelques moments imprévus: une étrange civilité qui consiste à faire assaut de politesse sans se toucher; une obligation d’être attentif pour soi mais aussi pour ses proches; un oubli soudain des excitations autour de Polanski: et ce calme du centre de Paris où l’incessante frénésie d’événements sportifs – comme le semi-marathon ou la Run Experience 2020 – s’est interrompue. Dans mon quartier proche de Notre-Dame où les commerçants, depuis un an, subissent toutes les plaies d’Egypte (l’incendie, les troubles sociaux, l’épidémie…), les bazars à touristes sont clos et la rue a retrouvé sa simple allure de rue parisienne. Le gérant du café-restaurant, en bas de chez moi, dit qu’il va en profiter pour réécouter ses vieux vinyles.

Les dérèglements du monde nous rappellent que nous ne connaissons ni le jour ni l’heure. Ils nous invitent également à réfléchir. Trop souvent les experts et les dirigeants n’ont d’autre réponse que les chiffres: évaluer le coût d’une épidémie en euros, la valeur d’une tempête en dollars, traduire les troubles climatiques, sanitaires et commerciaux, en pourcentage de taux de croissance et en variation d’indice boursier. Cette crise, pourtant, révélera peut-être un horizon différent: où l’on se félicitera d’avoir un service hospitalier encore vaillant qu’on renforcera par tous les moyens: où on cessera de fabriquer nos médicaments à l’autre bout de la planète et de foncer dans le mur de la mondialisation; où on ne sera plus semblant de croire que l’UE a réponse à tout quand les vieilles nations demeurent, bien réelles, en première ligne… J’y songeais en marchant le long de la Seine rendue à sa puissance. Quand j’ai voulu atteindre la rive, un préposé de la ville m’a crié: «L’accès est interdit. C’est dangereux.» Je me suis retourné, surpris, Du temps que les voitures roulaient sur cette voie, nul n’empêchait d’y marcher les jours d’inondations. Depuis que la municipalité a transformé cette zone en parc aménagé, on protège les piétons en les empêchant de fréquenter ces berges qu’on leur a «rendues ». Voilà qui me semble soudain dérisoire quand l’heure nous invite à des précautions plus urgentes.

 

 

 

Carte blanche précédente : « Le temps des territoires » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1199 du 06 au 12 mars 2020.

Carte blanche suivante : « Je n’avais pas prévu… » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1203 du 03 au 09 Avril 2020.

Lire aussi :

À (ré)écouter : « Grand bien vous fasse ! » par Ali Rebeihi – La personnalité du jour, son regard sur le confinement avec Benoît Duteurtre sur France Inter le 8 mai 2020.

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