« France – Pologne » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1291 du 10 au 16 décembre 2021

Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE

FRANCE-POLOGNE

Parmi les génies qui enchantent ma vie, plusieurs ont grandi dans ce pays lointain: Frédéric Chopin, auquel Olivier Bellamy consacre son nouveau « Dictionnaire amoureux »; ou Witold Gombrowicz, le plus loufoque des romanciers polonais en exil et dont la vie s’acheva comme celle de Chopin… en France. J’aime la Pologne, son histoire passant par la Lorraine et Stanislas Leczinski, ses montagnes et ses cités, comme Cracovie – une des plus belles d’Europe centrale. J’aime la Pologne fière, courageuse devant les épreuves. Et pourtant, je me suis étonné en lisant, dans les pages du Figaro, cette tribune d’Eryk Mistewicz, journaliste qui dénonce une incompréhension grandissante envers la Pologne. À propos des conflits de droit entre Varsovie et l’Union européenne, cet « amoureux de la France » déplore de voir notre pays de plus en plus soumis, selon lui, aux poncifs américains du politiquement correct. Et de déplorer que Paris ne soit plus la grande capitale où s’élaborait le projet communautaire.

Sans doute a-t-il en partie raison. Mais j’aurais aimé que la Pologne se rappelle davantage cette proximité avec la France au moment où elle entra dans l’Union après l’éclatement de l’empire soviétique. Loin de là, elle voyait alors l’élargissement comme une simple réparation sur laquelle il n’y avait rien à discuter. Imposant fortement sa voix, elle devint le porte flambeau d’une « nouvelle Europe », ouvertement tournée vers les États-Unis. Refusant de « choisir » entre Bruxelles et Washington, elle se précipita dans l’Otan et opta pour la guerre d’Irak, quitte à railler l’« arrogance » d’un Chirac opposé à cet atlantisme fanatique. Elle encouragea aussi l’usage exclusif de l’anglais au sein de la Commission, dont le président Donald Tusk devint la caricature, lui qui s’exprimait systématiquement dans cette langue plutôt qu’en allemand, en français… ou même en polonais. Le rapprochement avec la France n’intéressait guère cette Pologne-là, sinon par le biais des aides au développement ou de l’accueil des travailleurs détachés. Aujourd’hui encore, la Pologne, toujours sûre de son droit, au nom de son histoire héroïque et de ses souffrances bien réelles, contribue avec les pays baltes à entraîner ses partenaires dans un conflit sans fin avec la Russie, qui a peut-être un sens pour elle, mais guère pour nous. Le Premier ministre polonais se présente comme le « rempart de l’Otan et de l’Union européenne » (serait-ce la même chose ? ) sur leur flanc oriental… au lieu de regarder davantage vers l’Ouest pour bâtir une Europe qui ne soit ni russe ni américaine, mais, effectivement, un peu plus franco-polonaise.

Dans un passionnant Dictionnaire amoureux de Chopin (Plon), Olivier Bellamy aborde à sa façon la question franco-polonaise, tant pour louer la patrie du compositeur que pour regretter de voir celui-ci instrumentalisé, telle une propriété nationale. En débarquant à Varsovie, il faut subir partout ses thèmes diffusés sous forme de musique d’aéroport. Le génie si particulier de Chopin est certes le produit d’une enfance polonaise et de son empreinte. Mais le souffle patriotique se mêle chez lui à l’esprit français, hérité de son père, qui allait le conduire à Paris pour l’essentiel de sa vie créatrice; sans oublier l’influence allemande, en particulier celle de Bach, en qui Chopin voyait le modèle absolu; ou encore celle de l’opéra italien, avec ses airs ornementés, dont les Nocturnes ou la Barcarolle donnent un équivalent sublimé. Au fil d’articles mêlant l’érudition et la grâce de l’écriture, on apprend à mieux connaître la vie de l’artiste et son œuvre, mais aussi les meilleurs interprètes et les « chopiniens » de toutes sortes, tels André Gide (qui le jouait merveilleusement) ou Ravel, fondateur de la Société Chopin de Paris. On sourit quand Bellamy prie Daniel Barenboim de renoncer à jouer un compositeur qui lui convient si peu; ou quand il évoque avec férocité la protectrice George Sand persuadée d’accomplir un « noble sacrifice » en faveur de celui qu’elle appelle son « cher cadavre ». Ce livre, surtout, donne envie de se mettre au piano, ou de ressortir de sa discothèque une œuvre unique en son genre par son mélange de perfection formelle et d’intensité déchirante qui faisait dire à Nietzsche: « Je donnerais pour Chopin tout le reste de la musique. »

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