« La France de Sempé » Par Benoît Duteurtre dans Marianne du 03 décembre 2005

Depuis que les voitures brûlent, la classe politique et les médias découvrent un peu tard quelque chose de foireux dans l’urbanisme des grandes villes et des banlieues’! Ils auraient mieux fait d’ouvrir les albums de Sempé. Dès les années 60, celui-ci avait tout vu, tout compris, lorsqu’il nous montrait une maisonnette coincée au milieu de chantiers immenses, lorsqu’il dessinait ces quartiers déshumanisés où une pathétique enseigne de bistrot ( « Au bon vieux coin » ) assurait une apparence de chaleur humaine. A l’évidence, quelque chose était fou, donc risible, dans ces nouveaux paysages, quand bien même les disciples de Le Corbusier, encouragés par l’administration, se persuadaient de bâtir le meilleur des mondes ! Bizarrement, on ne trouve guère de traces de ces bouleversements architecturaux dans les romans français de l’époque, ni même au cinéma. Le dessin d’humour – celui de Sempé particulièrement- aura abordé presque seul, avec un sens visionnaire, la question de l’urbanisme,mais aussi celle du tourisme (dans Saint-Tropez}, des nouveaux modes de vie {l’Information consommation), sans oublier les excès delà psychanalyse, et autres traits qui définissent notre culture « moderne » .

Hommage à son pays natal
Mais Sempé ne serait pas cet immense artiste, unanimement admiré -bien au-delà de l’Hexagone -, si son souci était de faire passer un message ! Dès Rien n’est simple (1962) et ses premiers albums, il était clair surtout que cet homme avait l’amour du trait, du détail, du personnage vivant, de la nature et des lieux qu’il représentait avec un sens poétique pas tellement éloigné de l’art du paysagiste. Dans son regard décalé sur notre modernité, on sentait déjà souffler une nostalgie d’enfance, liée à l’ancien monde, à ses places de village et à ses routes ombragées chantées par Trenet. Aujourd’hui, dans Un peu de la France, Jean-Jacques Sempé semble vouloir retrouver ces souvenirs, encore omniprésents dans les décors de notre pays ; il continue à rêver dans la campagne quand sur les murs d’une vieille cabane écroulée s’accroche une publicité pour Byrrh ou Dubonnet. Cet album fait suite à Un peu de Paris publié chez Gallimard, comme pour marquer la différence avec ses habituels dessins d’humour (parus chez Denoël). Ici, point de légendes, très peu de gags, quoique le sourire soit omniprésent, quand Sempé montre un client de l’hôtel Beauséjour devant une mer noire, sous la pluie battante ; ou quand un adolescent fonçant sur sa mobylette au cœur de la nuit réveille la ville entière. On verra plutôt dans ce choix de dessins un hommage de l’artiste à son pays natal, aux gens simples, aux petits et aux grands bourgeois croqués dans les détails de la vie concrète.

A bien regarder ce nouveau Sempé, les amateurs seront saisis par l’extraordinaire raffinement de l’artiste qui semble ici prendre les habits du peintre pour accomplir à chaque page un véritable tableau. On ne sait qu’admirer le plus : la variété des traits de crayon ; l’utilisation des couleurs (fines touches d’aquarelle évoquant la campagne autour d’un village en fête) ; la composition des scènes (bérets posés sur les crânes des villageois à une terrasse de bistrot). Qu’il se livre à son goût du grand paysage fourmillant de détails ou au dessin le plus sobre, l’humoriste révèle son autre nature qui le rapprocherait plutôt d’un Renoir, pour dessiner une femme à bicyclette ou un paysage champêtre. Tel est le bonheur de cet album où quelques esprits militants discerneront peut-être un côté intolérablement nostalgique dans le regard de Sempé sur son pays. Encore que… D’un mur joliment tagué (pour une fois) à quelques nouveaux petits Nicolas portant casquette de base-bail et téléphone mobile, cet album parvient même à nous montrer en quoi l’Europe mondialisée conserve toujours un petit côté de la France.

Un peu de la France, de Sempé, Gallimard30€.

A découvrir: les dessins orignaux exposés à la galerie Martine Gosslaux, jusqu’au 25 mars. SB, rue de l’Université, Paris VIIe.

Tél.: 01 45 44 48 55.

 

Benoît Duteurtre

 

Voir aussi : Portrait de Sempé par Duteurtre en vidéo

et : Sempé à Étonnez-moi Benoît

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