Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE
LE JOYEUX RONCHON
J’aime le nom du « Club des Ronchons ». À contre-courant de notre époque, quelques hommes de plus de 50 ans y communient dans une même antipathie pour l’esprit du temps, la transformation de Paris, la pratique du sport, l’interdiction du tabac ou la pénalisation des clients de prostituées. Ils n’ont guère besoin de râler, vu que ce club à l’anglaise est « composé de membres qui ne se disent rien parce que chacun d’eux sait ».. Ils partagent la conviction que « le monde n’est d’âge en âge qu’une grande conspiration de crétins malfaisants dont il faut à tout prix se démarquer » – ce qui ne manque pas de courage dans une époque hostile à l’humour et au mauvais esprit. Les ronchons ont publié au fil des ans d’amusants recueils de textes dirigés contre le football, le véganisme et d’autres aspects de notre modernité. On y retrouve les signatures de Jean Dutourd, de Pierre Gripari mais aussi d’Alfred Eibel, de Jean Tulard, de Philippe Lacoche, d’Olivier Maulin, de Jean-Jacques Peroni et de quelques autres – le club étant naturellement interdit « aux femmes, aux enfants et aux animaux ». Mais ce qui me frappe plus encore, chez les ronchons, c’est que leur président fondateur, Alain Paucard, est l’homme le plus avenant, le plus sympathique – bref, l’être le moins ronchon que je connaisse, comme en témoigne son autobiographie, qui vient de paraître: J’aurais dû rester chanteur de rock’n’roll (éditions Via Romana).
Dans ces « Mémoires au galop », on découvre un Parigot né en 1945, grandissant entre une grand-mère adorée et un père aimé, policier de son état qui s’est efforcé de protéger Sacha Guitry le jour de son arrestation. Ce gamin de milieu « modeste », comme on dit, séchera vite l’école de la République pour une autre : celle des cinémas innombrables dans la capi- tale où il fait son éducation en regardant des westerns, avant de découvrir les auteurs français. À 15 ans, il s’enthousiasme pour Elvis et se roule par terre à la salle paroissiale en chantant du rock and roll, ce qui n’est pas le moindre paradoxe de ce personnage rétif à l’américanisation des mœurs, mais fidèle à ses premières amours. Il évoque ses relations compliquées avec les femmes, à commencer par cette mère peu aimante qui, un matin, hébergea Ava Gardner dans sa boutique de souvenirs à la tour Eiffel. Son autre passion est la littérature, à travers quelques maîtres comme Marcel Aymé ou Jean Dutourd, en attendant les amis que deviendront Pierre Gripari (l’auteur méconnu des Contes de la rue Broca) ou Pascal Sevran (qui évoque souvent Alain Paucard dans son journal). Au gré des aventures, ce gourmand de la vie apprend à regarder son siècle d’un œil critique, mais aussi à l’affronter avec un large sourire. Je ne saurais trop recommander ces pages où l’on voit l’ancien Paris en noir et blanc se transformer sous les yeux d’un enfant d’Audiard, réfractaire aux évolutions du temps mais toujours plein de curiosité pour ce qu’il découvre.Le président du Club des Ronchons ne m’en voudra pas d’évoquer également son ancien président d’honneur: Jean Dutourd, dont Le Dilettante vient de republier les Horreurs de l’amour (1963), un roman illustré de 500 pages où l’auteur montre une invention ébouriffante et très moderne à sa façon – n’en déplaise à ceux qui lui ont accolé l’étiquette « réac ». On peut certes se rappeler le côté « ronchon » de Dutourd, signant des éditos dans France-Soir et lançant aux « Grosses têtes » des vannes désabusées. C’est oublier qu’il fut un des meilleurs satiristes de la société française avec le célèbre Au bon beurre et d’autres romans moins connus. Il savait transformer l’horreur en éclat de rire, autant que réfléchir sur l’esprit de résistance (les Taxis de la Marne, qui tranchent sur l’antigaullisme fanatique des « hussards »). Il était aussi un fin connaisseur de la littérature, dont il parle admirablement au gré des articles réunis dans plusieurs recueils. Voici quelques jours, en arpentant les libraires et les bouquinistes, j’ai pourtant constaté qu’il était presque impossible de trouver un roman de Dutourd, dont les œuvres mériteraient pourtant d’être rassemblées en quelques volumes. Ce triste destin des écrivains devrait nous conduire à ronchonner… si Alain Paucard, président du Club des Ronchons, n’était pas là pour ranimer notre flamme et notre combativité.■