« Toast à l’Europe » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1352 du 9 au 15 février 2023

Carte blanche

PHILIP CONRAD / PHOTO 12 VIA AFP

Par BENOÎT DUTEURTRE

TOAST À L’EUROPE

La neige tombe sur mon village au milieu des montagnes, quelque part au cœur de l’Europe. Le clocher s’élève près du monument aux morts et, tout en contemplant ce paysage chargé d’Histoire, je porte un toast au souvenir de l’Union européenne défunte. Son acte de décès a pris la forme d’une annonce au mois de janvier : la signature d’une « déclaration conjointe » entre l’Otan et l’UE sous les sourires enchantés d’Ursula von der Leyen, Charles Michel et Jens Stoltenberg. Cet accord marque, en fait, l’aboutissement de ce qu’on entend depuis des mois: la guerre russo-ukrainienne aurait permis une avancée de la construction européenne et rapproché les pays membres dans des objectifs communs visant à accomplir la fameuse « Europe de la défense » , enfin rassemblée au sein de l’Otan. Un grand bond en avant? Il me semble, quant à moi, que cette confusion désormais affichée entre l’Union européenne et le « camp occidental », sous la tutelle des États-Unis, constitue l’absolue négation de cette Europe à laquelle je croyais, jeune homme – d’autant plus sincèrement que les pouvoirs publics, de gauche comme de droite, ne manquaient pas de vanter la singularité de ce projet qui devait nous rassembler.

L’Europe serait, disait-on, une entité politique indépendante, dialoguant aussi bien à l’est qu’à l’ouest et faisant entendre sa voix singulière dans le concert des nations (ce qu’accomplirent une dernière fois Chirac et Schröder en 2003 – aussitôt contredits par les nouveaux membres de l’UE). L’Europe serait une social-démocratie prospère, protégeant des services publics, et un modèle social avancé. L’Europe, enfin, serait diverse par ses cultures et par ses échanges, comme l’avaient montré la France, l’Allemagne, l’Italie et le Benelux, multipliant les projets communs et les échanges linguistiques – tout en accordant une place singu- lière à l’usage du français au sein du Marché commun. La France y conservait une voix forte comme membre fondateur attaché à la conception gaulliste d’« Europe des nations »… Du moins le croyais-je avec une certaine naïveté, puisque l’Allemagne, déjà, jouait une partie plus ambiguë: affable dans son dialogue avec son voisin, mais acquise à la tutelle américaine depuis 1945. Mon idéal européen allait, en tout cas, se voir continuellement démenti au cours des trente dernières années, qui furent celles de tous les abandons, liés, pour une grande part, aux élargisse- ments trop nombreux et hâtifs après l’effondrement de l’URSS: fin de la singularité diplomatique européenne, avec l’arrivée de pays super-atlantistes comme la Pologne ou les pays Baltes (que Donald Rumsfeld saluait comme modèles d’une «nouvelle Europe » vouée à s’agrandir sans limites); fin de l’Europe sociale avec les conséquences de ces élargissements en matière de délocalisation et de dumping social; fin de la diversité culturelle avec l’anglicisation accélérée des institutions européennes entérinée par les nouveaux membres: une globalisation dont témoignent les discours de Mme von der Leyen ou l’organisation du concours de l’Eurovision devenu European Song Contest.

Un autre aspect frappant de cette mutation aura été, sans doute, la médiocrité de la classe politique française, acceptant toutes ces évolutions sans rien voir, sous le prétexte lyrique de la construction européenne, quand l’Allemagne ou le Royaume- Uni s’avisaient de défendre leurs intérêts. Emmanuel Macron, quant à lui, semble soumis à d’insolubles contradictions dans son européisme fervent: persuadé de pouvoir renforcer l’union politique quand cette Europe à 27 n’est plus que tissue d’intérêts divergents (les récents débats énergétiques franco-allemands l’ont encore rappelé); désireux de maintenir une singularité diplomatique en dialoguant avec la Russie, ce qui lui vaut de se faire aussitôt rabrouer par les Polonais et les Ukrainiens; et rêvant enfin d’une Europe de la défense indépendante, quand tous ses partenaires préfèrent se jeter dans les bras de l’Otan, leur unique véritable dénominateur commun. Le président de la République fonde ainsi toute sa politique sur une ambition indifférente à ses voisins… qui se satisfont fort bien de l’Europe américaine. L’Europe de mes rêves est morte et, devant ce paysage plein d’Histoire, je bois une dernière fois à son souvenir.

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