« Repousser les murs » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1341 du 24 au 30 novembre 2022

Carte blanche

PHILIP CONRAD / PHOTO 12 VIA AFP

Par BENOÎT DUTEURTRE

REPOUSSER LES MURS

Il est 8 heures quand le premier coup de masse me fait sursauter. J’essaie de me rendormir mais, cinq minutes plus tard, les murs se mettent à trembler sous l’effet d’une machine qui résonne dans tout l’immeuble. Est-ce au deuxième, au cinquième, dans le bâtiment voisin? Le bruit circule comme chez lui dans ces parois. On ne sait pas d’où il vient, mais on sait qu’il est à pied d’œuvre pour vous pourrir la journée. On m’objectera que 8 heures, ce n’est pas si tôt et que beaucoup de Parisiens sont déjà au boulot. Sauf que je me lève tard et que je me couche tard, désolé. En outre, je travaille chez moi, ce qui m’a permis d’observer ce phénomène toujours plus accentué : la volonté de casser les murs et de refaçonner l’espace des bons vieux appartements. Je me rappelle un épisode de « South Park » dans lequel Randy Marsh et sa femme lancent une entreprise de services immobiliers et se rendent chez les particuliers pour les persuader de « repousser les murs », en commençant par tout casser (ce que proposent aussi certaines émissions de télé- réalité). Le phénomène s’est étendu avec la multiplication des transactions immobilières et la vente continuelle de logements à fin de plus-values ou de location saisonnière. Le nouveau propriétaire n’y peut résister: il commence par détruire, persuadé que ce sera mieux ensuite, sans songer au calvaire qu’il inflige durant de longues périodes à tout le voisinage.

Je les aime bien, pourtant, ces anciens appartements bourgeois avec leurs pièces petites, moyennes ou grandes, judicieusement agencées et reliées par des couloirs. C’est pourquoi j’enrage à 8 heures du matin, errant dans l’escalier en robe de chambre, les yeux hagards, à la recherche des origines du tintamarre. Grimpant vers le bruit, je finis par arriver au cinquième étage, où des sacs de ciment sont entassés et où des marteaux piqueurs s’activent avec une puissance inouïe, derrière la porte entrouverte. Un ouvrier finit par apparaître. Il n’est pas désagréable, mais indifférent. Il a l’habitude des emmerdeurs dans mon genre. Je demande s’il serait possible d’attendre 9 heures pour les travaux bruyants, mais il me regarde sans comprendre, laissant entendre qu’il fait simplement son boulot – et j’ai envie de lui rétorquer que mon travail à moi ne l’empêche pas de dormir. Il doit être tchèque ou polonais, comme beaucoup de ces manoeuvres du bâtiment qui exercent à la faveur du « travail détaché ». Pratique pour les propriétaires, en revanche pas très bon pour l’artisanat local, cet usage a contribué à la multiplication des chantiers bon marché. Un autre homme en bleu s’avance et nous parvenons à échanger quelques mots, mais je sais que mes demandes seront inutiles. Je n’y peux rien: leur journée commence toujours par les travaux très bruyants, comme une sorte d’échauffement au moment où j’essaie de me concentrer sur mes petits travaux d’écriture. Il y a là une certaine logique, puisqu’il faut bien commencer par casser avant de nettoyer. Résultat, une fois que mon réveil a été gâché, le bruit cesse, or il est trop tard. La journée est foutue et j’attends nerveusement le prochain coup de marteau. Si je n’ai pas de rendez-vous, j’essaierai peut-être une sieste vers 14 heures… au moment précis où les maçons, de retour de leur pause, recommenceront à taper.

En octobre, c’était l’appartement du dessous, en juin, celui de gauche, en 2021, celui de droite. Puis, c’est reparti dans l’immeuble adjacent, où ils ont frappé si fort qu’on les croyait chez nous. Ça ne s’arrête jamais. On achète, on casse, on repousse les murs, on revend, avant que de nouveaux propriétaires ne repensent différemment l’espace et ne cassent de nouveau. Alors je me rappelle avec un brin de nostalgie (on ne se refait pas) ce temps où la plupart des immeubles parisiens – appartenant à des sociétés foncières ou à des particuliers – étaient mis en location à des prix raisonnables pour des habitants qui, parfois, y passaient leur vie entière, sans jamais songer à tout casser ni à tout refaire… La ville était déjà bruyante, c’est sa nature; mais la folie de l’investissement immobilier à court terme et la rage du changement n’avaient pas encore remplacé la sonnerie de mon réveil par le marteau piqueur de 8 heures du matin.■

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