« Mauvaises pensées » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1345-1346 du 22 décembre 2022 au 4 janvier 2023

Carte blanche

PHILIP CONRAD / PHOTO 12 VIA AFP

Par BENOÎT DUTEURTRE

MAUVAISES PENSÉES

Foin de bons sentiments! Pour ma chronique de Noël, j’ai décidé de me faire détester. J’y étais déjà parvenu, voici quelques mois, en consacrant une page aux musiciens de rue qui rendent la vie insupportable dans certains quartiers où ils envahissent les trottoirs et accablent la population de sons amplifiés. Venus des quatre coins d’Europe au cœur de Paris pour distraire les touristes, ils empêchent les habitants d’ouvrir leurs fenêtres et de jouir d’un certain calme après des journées fatigantes. Sous leur apparence de braves baladins, ils enfreignent les réglementations, dédaignent les autorisations et profitent du laxisme des autorités municipales… À peine ces lignes parues, j’avais senti s’élever l’indignation de certains lecteurs et commentateurs, scandalisés qu’un écrivain ronchon s’en prenne aux braves jeunes gens qui tentent d’égayer nos rues par leurs rengaines. J’étais l’ennemi des poètes et de la liberté – du moins pour ceux qui n’ont aucune idée de ce que cela fait d’entendre en boucle, huit heures par jour, la Vie en rose massacrée par un piteux accordéoniste. J’ai donc décidé de remettre ça en pointant une autre forme de tyrannie – sachant que ces mots ne me vaudront aucune indulgence, puisque l’objet de mon mécontentement, en ces fêtes de fin d’année, n’est rien de moins que la place des enfants dans le monde des adultes.

Oui, vous avez bien lu: tel est le sujet que je soumets à votre réflexion, après avoir appris qu’une patronne de restaurant a été dénoncée parce qu’elle refusait dans son établissement la présence de familles avec enfants. Ces derniers, selon elle, se tiennent mal, sèment le désordre et perturbent le fonctionnement d’une maison de qualité; et sans doute cette femme n’a-t-elle pas complètement tort en un temps où les parents se montrent souvent incapables de contrôler l’agitation des bambins qui se répandent bruyamment dans n’importe quel espace. Les recommandations d’être calme et de bien se tenir produisent l’effet contraire et révèlent l’impuissance des géniteurs soumis à leur marmaille. Je me suis rappelé, alors, ce temps divin où les bambins n’allaient que très peu dans les restaurants comme dans les bistrots, parce que c’étaient des lieux dans lesquels on buvait et on fumait en philosophant au comptoir – bref, des endroits peu recommandables pour les tout-petits. Je me rappelle aussi comment la loi d’interdiction du tabac dans les établissements publics marqua la fin de cet âge d’or: car, si les fumeurs disparurent, on vit ces mêmes gargotes envahies soudain par des poussettes qui ne connaissaient plus aucune limite et s’introduisaient partout. Le paradis des hommes et des pochetrons se transforma en paradis des familles et des enfants en bas âge, qui se considéraient désormais chez eux, n’hésitant plus à imposer leur propre loi, avec ce qu’elle comporte de cris, de bruits et d’agitation.

J’ai parfois rêvé, dans un autre genre, que des vols spéciaux soient réservés aux parents avec nourrissons pour échapper au cauchemar de traverser l’Atlantique à quelques centimètres d’un mioche hurlant; et je ne suis pas loin de penser qu’un même type d’aménagement serait bienvenu dans les trains, où je vois toujours avec effroi apparaître un couple portant son nouveau-né – redou- blant déjà d’efforts pour calmer l’enfant, tout en sachant que ça ne tiendra pas longtemps. « Merde, un bébé!» est alors l’exclamation secrète que je préfère retenir, car aussitôt des paires d’yeux furieux se fixeraient sur moi, me désignant comme un ennemi de la procréation et, donc, de l’humanité. Qu’ils pensent ce qu’ils veulent, je n’en continuerai pas moins, pour ma part, à considérer que l’omniprésence de l’enfant, la volonté des parents de le traîner partout (ou, parfois, je le concède, l’impossibilité de faire autrement) est une évolution pénible. Et je n’aime guère davantage leur présence – même sous prétexte d’éducation artistique – à l’Opéra ou dans certains concerts trop longs où ils ne tardent pas à s’ennuyer et finissent par se venger sur le spectacle. Les plaisirs d’adultes ne s’adressent pas à nos chères têtes blondes (ou brunes), mais aux « grandes personnes » qu’elles deviendront, après avoir pris le temps d’apprendre, d’écouter et de respecter les usages!■

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