D’un roman et d’un essai à l’autre, Benoît Duteurtre tient une place à part dans la littérature contemporaine, s’affichant résolument comme un anti-moderne. Toujours en décalage avec son époque, il a jusqu’à présent narré de façon délectable et caustique tous les travers d’une société en perdition et d’une France en décomposition.
Cruel, sentimental et toujours sensé, Duteurtre porte un regard aigu sur ce qui nous touche de près, toujours dans un mélange de profondeur et de légèreté. En cela son esprit très français le place dans la catégorie des moralistes. Deux hommes ont joué dans sa vie un rôle de dynamiseur, qui lui permettront de sortir des clichés de réactionnaire qu’une certaine presse lui a collés aux basques : Milan Kundera qui, dans Le Nouvel Observateur en 1997, fera l’éloge de son Drôle de temps, et Marcel Schneider grâce à qui il obtiendra en 2001 le prix Médicis pour son roman Le Voyage en France, « quitte à susciter la colère d’une partie du jury », comme il le raconte. Autre constat révélateur dans son dernier livre, Ma vie extraordinaire : « Loin des confessions troubles et des monologues sophistiqués qui passaient pour le nec plus ultra de la littérature moderne, raconte-t-il, j’aimais l’idée du « divertissement » alliée à une forme de regard social distancié. Je m’efforçais même d’écrire une langue claire, toujours plus éloignée des sophistications de cette prose poétique où j’avais vu, d’abord, le chemin de toute modernité. »
Un monde englouti
D’une certaine manière, à soixante ans, ayant atteint l’âge de raison, le voilà qui se confie comme jamais dans un récit à plusieurs entrées, même si le mot « roman » est affiché en couverture. L’auteur éprouve le besoin de raconter sa vie comme si elle était un roman, à la frontière du merveilleux, mot auquel il semble attaché. Il poétise les moments de grâce qu’il a pu savourer enfant et adolescent au cœur d’une bourgeoisie provinciale, souvent secouée par le vent de la révolte, partagé entre les Vosges et Le Havre où il s’est enraciné. Son caractère romanesque lui conseille de fouiller sa mémoire pour en extraire le meilleur avec le filtre de la gentillesse et de la bienveillance. Rien de noir chez lui, rien de désespéré, il affleure sur ses propres angoisses et s’accroche aux bonheurs d’une vie simple comme aux affres traversées par ses proches en essayant de comprendre les mécaniques psychologiques de chacun et de soi-même. Vaste tâche. Cela nous donne le loisir notamment, de lire de magnifiques passages nostalgiques sur les étés déroulés avec sa sœur du côté de Gérardmer (où il vit aujourd’hui une partie de l’année) et de très belles pages sur ses séjours au moulin du Grand Valtin chez le grand-oncle Albert Georges (marié à Rosemonde), Lorrain de naissance, à la réputation d’aventurier, qui devint un des responsables de la Résistance dans l’Eure, après avoir été infirmier militaire, et auquel le jeune Benoît (arrière-petit-fils de René Coty) s’attacha avec affection, l’écoutant parler de son « gaullisme fervent ». Celui qui se fit appeler Jeandel dans la clandestinité fut propulsé représentant pour les Vosges de l’Association nationale pour la fidélité à la mémoire du général de Gaulle, présidée par Pierre Lefranc, voyant dès 1958 dans le Général un nouveau « guide ». On sent combien les discussions entre le petit neveu et l’oncle furent parfois tendues, surtout quand le premier, impertinent, traita de « fasciste » de Gaulle, quelques années après sa disparition. Alors qu’Albert fit mine de le frapper, le jeune Benoît fut « agonisé d’injures tandis que je quittais la pièce en faisant de même ». Beau constat in fine : « Il me faudrait encore quelques années pour comprendre que cet homme m’avait appris, depuis l’enfance, à aimer un pays, son style et son histoire. »
Vagabondages et confidences
Duteurtre nous entraîne aussi dans un vagabondage très personnel qui le conduira jusqu’à New York qu’il découvre en 1991 par le hasard d’un voyage de presse. Il éprouve alors un véritable coup de foudre pour cette ville verticale, séduit par « ces trottoirs chargés de passants, ces fumées de chauffage qui jaillissaient du sol, ces vitrines de luxe et ces bazars de quartier. » Il en fera son bain de jouvence pendant dix ans, aimant explorer chaque quartier en compagnie de l’essayiste et ami Bruce Benderson, et se réfugier dans les musées qui mettent en valeur l’art européen, à l’image du MoMA « qui semblait une ode au Paris d’avant-guerre » ou du Metropolitan pour y retrouver ses paysages d’enfance peints par Claude Monet, comme ces paquebots toutes sirènes hurlantes qu’enfant, il allait admirer lui aussi avant leur départ pour New York… Plus étonnant, Duteurtre se confie comme jamais sur sa vie intime dans un chapitre intitulé « Sexe et divagations » dans lequel, avec pudeur, il trace le parcours de sa jeunesse entre fantasme et vérité, à s’égarer parfois dans des « lieux obscurs », à s’abandonner « dans les bras de jeunes gens plus ou moins prostitués avec lesquels je m’imaginais vivre des amitiés amoureuses », confie-t-il, refusant, une fois adulte, le diktat de ce qu’il nomme « la supposée “communauté LGBTQIA+” ». Avant de proclamer sans détour : « L’hétérosexualité, à mon avis, constitue bel et bien la norme, et l’homosexualité un écart, quoi que dise une propagande désireuse d’entretenir la fiction d’une équivalence entre tout et son contraire ». L’auteur satirique de Gaieté parisienne termine son récit par l’évocation de son compagnon, Jean-Sébastien, qui lui a révélé « ce besoin d’être auprès de la personne qu’on aime et de vivre ensemble ». Cette nécessité naturelle donne tout son prix à ce livre qui demeure l’expression d’une vie située au-delà de l’extraordinaire et à rebours de toute mode littéraire. D’où une grâce indicible qui émane de ce « roman », une fois achevée sa lecture.
Benoît Duteurtre, Ma vie extraordinaire
(Gallimard, 2021, 324 pages, 20 €)