« La Terre vue de Windows » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1195 du 7 au 13 février 2020.

Carte blanche

« LA TERRE VUE DE WINDOWS »

PAR BENOÎT DUTEURTRE

 

C’est une image qui s’offre à vous pour commencer la journée: une montagne enneigée, un lagon féerique, des cultures en terrasses belles comme une photo de Yann Arthus-Bertrand. Tous les utilisateurs de Windows (la grande majorité de ceux qui possèdent un ordinateur) ont pris l’habitude de découvrir chaque jour, en allumant leur PC, ce fond d’écran qui les invite à voyager par l’imagination, puis à se renseigner sur ce petit coin de paradis. Serait-ce toutefois l’effet de mon esprit mal tourné, un brin complotiste malgré lui? Me voici chaque jour plus perplexe à propos du choix des paysages qui se succèdent sur Windows Spotlight. Au début, j’étais juste un peu agacé chaque fois que j’admirais une rivière limpide ou une grande prairie ondulant sous la brise… d’apprendre qu’il s’agissait d’un coin du Montana, du Colorado, et plus souvent encore de Californie. D’après la page de Wikipédia consacrée à cette animation, la proportion est éloquente: 36 panoramas des États-Unis et du Canada, soit davantage que pour toute l’Asie.

Quant à la Russie, le plus vaste pays du monde, que j’espérais pénétrer davantage grâce à ces illustrations, elle se réduit à deux vues: une de Moscou, une du lac Baïkal. C’est tout pour l’immense et mystérieuse Sibérie, quand Windows a cru nécessaire, sans doute inconsciemment (s’il existe un inconscient des systèmes d’exploitation), de nous faire découvrir des vues assez quelconques de l’observatoire de Los Angeles ou du point culminant de l’État de Géorgie, le Brasstown Bald, à 1458 m d’altitude… nettement moins joli que mes chères Vosges à la même hauteur! Windows, en somme, ne nous invite pas à découvrir le vaste monde, mais à faire sans le savoir du tourisme aux États-Unis. Ce faisant, la société Microsoft entretient une vision du globe qui se résume à beaucoup d’Amérique, pas mal d’Europe occidentale, un peu de Chine, très peu d’Afrique, et pas du tout de Russie – ce pays qu’on dénonce, qu’on dédaigne, et qu’au bout du compte on ignore.

La fière minorité qui utilise Apple ne devrait pas se croire protégée pour autant. Car la simple utilisation quotidienne de Google et d’autres outils soumet chacun à cette même conception du monde, vu d’un coin de Californie par une armée d’informaticiens, spécialistes, régulateurs, de culture anglo-saxonne et de langue anglaise. Je m’étais amusé, un jour, à relever les informations sélectionnées par les actualités de Google dans le domaine de la culture et du divertissement: impossible d’échapper à la moindre nouvelle sur la dernière starlette de Hollywood ou à la «playlist de Michelle Obama » – nul autre pays ne bénéficiant d’un pareil traitement de faveur.

On m’objectera que les actualités de Google.fr sont puisées pour l’essentiel dans la presse française. Et il est vrai, malheureusement, que les médias de l’Hexagone, ajoutant leur servitude volontaire à la toute-puissance de l’empire, croient désormais nécessaire de nous accabler de nouvelles sur les résultats de la NBA (avec l’accent) ou sur la mort tragique du basketteur Kobe Bryant, dont on mesure mal l’importance de ce côté-ci de l’Atlantique. On me rétorquera encore que la personnalisation des informations change désormais la donne, en s’adaptant à mes goûts pour éviter ce genre de désagréments. A ceci près que la personnalisation des flux et, plus généralement, la gestion de l’information obéissent à des règles, des choix et, plus généralement, des réflexes qui demeurent toujours ceux d’une entreprise américaine, soumise aux lois américaines, et contrôlée le cas échéant par le gouvernement des États-Unis. Voilà qui, pour le coup, concerne tous les « GAFAM », y compris lorsque Facebook entend trier le bon grain de l’ivraie et chasser les fausses nouvelles – à commencer par celles venues, comme il se doit, de Russie!

Ce vaste dossier dépasse, certes, ma compétence et mobilise nombre d’internautes attentifs. Mais je demande pour l’heure à M. Windows de bien vouloir m’offrir quelques voyages en Sibérie – en évitant de préférence les camps de prisonniers, mais en privilégiant, comme pour les autres continents, ces paysages de steppe, de forêt, de montagne, et d’autres étendues naturelles presque vierges, qui éviteront au public occidental de s’imaginer que la beauté du monde s’arrête à l’Oural.

 

 

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