« Les Vikings au supermarché » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1368 du 1er Juin 2023

Carte blanche

À BENOÎT DUTEURTRE

LES VIKINGS AU SUPERMARCHÉ

Sur un parking au milieu des montagnes, des dizaines de motos s’alignent devant l’entrée du centre commercial : Harley-Davidson, Yamaha, Triumph, BMW, mais aussi toute une rangée de side-cars face à l’abri des Caddies, destinés aux provisions des familles. Là, une sorte de guerrier viking, portant un blouson de cuir orné d’une longue flamme, s’évertue à insérer un jeton dans la fente pour détacher un chariot. N’y parvenant pas, il appelle sa compagne qui s’approche, casque en main, pour lui tendre la bonne pièce. Puis ils poussent le chariot vers la porte coulissante de cette enseigne de grande distribution où ils retrouvent d’autres motards, aussi effrayants que des personnages de Mad Max. Tous, pourtant, roulent paisiblement d’une allée à l’autre pour faire leurs emplettes de crevettes conditionnées, mayonnaise en tube, boissons à bulles, baguettes industrielles. À les entendre parler, comme à voir les plaques de leurs engins, je comprends qu’ils viennent de toute l’Europe: des Allemands, mais aussi des Suisses, des Belges, des Hollandais pris par leurs courses dans cette station vosgienne, célèbre pour son lac où glissent des Pédalos.

Depuis des années, ils se déplacent par cohortes sur les routes d’altitude, tels des guerriers de l’Apocalypse. C’est la même chose à chaque week-end de printemps : ils roulent, pétaradent, accélèrent, font rugir leurs moteurs à chaque tournant devant les troupeaux de vaches apparemment indifférentes. Mais comment savoir ce qui se passe dans la tête des vaches – d’ailleurs trop nombreuses et polluantes, elles aussi, selon le dernier rapport de la Cour des comptes. Plus poétiques, certains sites de bikers mentionnent le joli tintement des cloches bovines comme une des raisons pour les motards de visiter cette contrée. À quoi s’ajoutent le grand air, la beauté des paysages et même le calme de la montagne. Je doute que la vitesse et le tintamarre des engins leur laissent le temps de goûter vraiment l’air parfumé, de contempler l’horizon ou d’écouter la musique des alpages. Mais s’ils viennent ici, c’est surtout parce que cette activité leur est interdite dans la plupart des autres montagnes, spécialement en Forêt-Noire toute proche, où les motards sont priés de laisser leurs engins au garage et de grimper à pied. Ils préfèrent donc traverser le Rhin – tout comme les émanations de leurs centrales à charbon – et profiter de ce massif vosgien où rien n’est interdit. Mieux encore, les aubergistes des sommets applaudissent la manne qu’ils représentent. Les associations de randonneurs ont beau protester, les rares tentatives de réglementation se sont vues annulées par la frousse des autorités qui tremblent d’affronter des « motards en colère ». Ceux-ci ne semblent pourtant pas tellement effrayants dans les allées du supermarché qu’ils arpentent en bottes noires, en quête d’un rouleau de Sopalin.

Poursuivant mes recherches sur Internet, j’y ai découvert que les Vosges sont désormais le paradis du road trip. C’est pourquoi les cavaliers des temps modernes viennent d’un peu partout « tracer » dans cette contrée si accueillante pour les deux-roues à moteur. Une prose lyrique vante l’« incontournable » route des crêtes qui peut convenir à tous : « les énervés de la poignée, ceux qui veulent enrouler tranquille ou encore les contemplatifs ». La majorité semble toutefois préférer les excès de vitesse, le bruit très supérieur aux normes mais quasi jamais contrôlé. Ils se déplacent par groupes de dix ou de vingt en tenues intégrales, telle une armée sauvage qui fait trembler les paysages et leurs habitants (un site précise que ces montagnes sont peu peuplées », ce qui incite à débrider les moteurs).

Enfin vient le moment du repos du guerrier qui les conduit à Intermarché ou au Carrefour Market. Après avoir ôté leur casque et déboutonné leur blouson, tous retrouvent leur allure de fonctionnaires ordinaires et de quadras en goguette. Leurs commissions accomplies, ils prennent la file d’attente aux caisses, s’excusent poliment s’ils frôlent un autre client, puis enfourchent de nouveau leurs terribles montures pour aller réchauffer quelques plats micro-ondables dans un gîte non fumeurs d’où ils reprendront, à l’occasion de ce week-end férié, la route des héros inspirés par Easy Rider.

86/Marianne / 1 au 7 juin 2023

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.