« Le temps des territoires » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1199 du 06 au 12 mars 2020.

Carte blanche « LE TEMPS DES TERRITOIRES »

PAR BENOÎT DUTEURTRE

 

Parmi les tics de langage qui caractérisent la novlangue de la classe politique et des experts en tous genres, le mot «territoire » a conquis ces dernières années une place de choix. Impossible d’entendre le moindre élu, le moindre ministre, le moindre responsable de la santé ou de la culture s’exprimer sans nous dire l’attention qu’il porte à la sécurité dans nos territoires », ou encore à l’« offre de soins sur notre territoire », sans oublier l’« irrigation culturelle des territoires ». De la France, il est rarement question. Des régions, des villes ou des provinces, pas davantage. Non, le pays que nous habitons est devenu un conglomérat de «territoires >> Et, curieusement, ce mot qui semble renvoyer à quelque chose de concret, en rapport avec la terre, est devenu le terme le plus abstrait, le plus dépourvu d’enracinement, le plus administratif pour désigner un nouveau monde qui, peu à peu, remplace le précédent: sorte de friche post-historique soumise à la volonté d’organisateurs qui se chargent d’y dessiner des intercommunalités, d’y délimiter des zones écoprotégées et autres éléments structurants » pour la population.

La notion d’aménagement du territoire remonte, certes, aux Trente Glorieuses, quand les directions de l’Equipement se chargeaient, pour le meilleur et pour le pire, de mettre la France à l’heure de la modernité. La zone » (la ZUP, la ZAC…) était alors le terme à la mode, avant de s’effacer derrière celui d’« espace » (espace-nature, espace-loisirs…). Ces formes d’organisation demeuraient toutefois soumises aux échelons des communes, des départements, des régions et de la nation, marqués chacun par une forte identité historique. Tout a changé en ce début de XXI° siècle, tandis que la dimension nationale s’effaçait dans celle de l’Europe; puis que la carte régionale se voyait arbitrairement recomposée par un président de la République (pour aboutir à des entités aussi étranges que Auvergne-Rhône-Alpes ou, pourquoi pas, Provence-Pas-de-Calais): et, enfin, tandis que les communes étaient privées de leurs prérogatives au profit de regroupements de plus en plus vastes.

L’ancienne carte est devenue ce territoire abstrait, lui-même constitué de sous-territoires ou les tribus issues de la ruralité se mêlent aux nouvelles catégories de rurbains. Ils cohabitent dans des terres vierges, à l’instar des territoires indiens que les vaillants cowboys entendaient civiliser: désormais, en regroupant les services de santé dans des hôpitaux plus modernes et plus éloignés; en fusionnant les activités de ramassage d’ordures dans une gestion supposée plus rationnelle: en remplaçant les pompiers municipaux par des compagnies plus efficaces qui doivent traverser tout le territoire pour éteindre un feu; en multipliant les ronds points et les parkings, tout en déployant des discours sur l’écologie et la proximité… Et il suffit d’écouter le ministre de l’Intérieur, qui utilise inlassable ment ce mot de «territoire », pour comprendre que celui-ci, dans son esprit, se confond avec un périmètre » qu’on peut boucler pour des raisons de sécurité.

Dans Ces villages qu’on assassine (aux éditions Le Passeur), Pierre Bonte, l’ancien animateur de « Bonjour M. le maire », écrit: « Pour désigner la France des villages et des gros bourgs ruraux, on parle désormais des territoires. C’est le nouveau mot à la mode dans tous les discours. Il alterne avec la France périphérique.» Mais les amateurs de littérature peuvent également creuser la question en se reportant au toujours visionnaire Houellebecq, qui, en 2010, avait intitulé son futur prix Goncourt la Carte et le Territoire: manière de suggérer que la représentation des lieux façonnés par les siècles nous dit autre chose que l’organisation d’un terrain vague obéissant aux dernières lubies de l’administration.

 

 

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