« Sempé, le visionnaire » par Benoît Duteurtre dans Le Figaro n°25255 du mardi 16 août 2022

Par BENOÎT DUTEURTRE Proche ami de Sempé et fervent admirateur de son œuvre, l’écrivain Benoît Duteurtre* nous livre un portrait personnel du grand artiste.

L’autre jour, en pleine montagne, une petite dame frêle et un monsieur ordinaire, se tenant la main devant un paysage grandiose, adressaient aux cimes une expression inspirée. Mon ami m’a soufflé : « On dirait un dessin de Sempé » , et j’ai souri en voyant cette simple image qui, par la grâce d’un artiste, prenait une forme de beauté comique. Les plus grands créateurs éveillent notre regard sur le monde, comme si c’était le monde qui ressemblait à leurs œuvres. Le génie de Sempé savait, mieux que tout autre, saisir les drôleries involontaires de la vie de couple, les folies de l’urbanisme, les comportements des vacanciers sur une plage ou d’un groupe de cadres en séminaire. Son dessin posait sur les choses les plus banales un sourire qui leur donnait sens et rendait la vie moins morose.

A l’époque où on s’appelait presque quotidiennement, notre sujet de conversation favori était la musique. Préparant mon émission de radio, je demandais à Jean-Jacques s’il connaissait tel refrain oublié de Mireille ou de Georges Ulmer, et il me répondait avec gravité : « Je connais beaucoup de choses que vous ignorez, monsieur Benoît ! »; ou plus simplement : « Hé, banane! C’est en 1945, avec l’orchestre de Jacques Hélian. » Ces conversations nous ramenaient régulièrement aux musiciens qui l’accompagnaient depuis l’enfance, quand il écoutait la TSF à Bordeaux : les compositeurs français du début du XXe siècle, Debussy et Ravel en tête; quelques chanteurs des années 1930, à commencer par Ray Ventura, Charles Trenet; et bien sûr Duke Ellington. Tous avaient quelque chose de commun avec son art et sa personne : une même forme de grâce et de légèreté, un même sens du rythme et de la couleur, une même élégance rejetant la noirceur et la vulgarité. Je l’entends encore, fasciné par Ravel, « ce tout petit homme, capable de produire des œuvres aussi radieuses ». Ray Ventura et ses Collégiens l’avaient séduit en entonnant Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? Leurs films montraient des jeunes gens adorant le jazz, faisant les yeux doux aux filles et découvrant la Méditerranée. Lui-même était devenu, dans les années 1950 et 1960, ce jeune homme découvrant le monde avec une fraîcheur, une fantaisie, un sens critique et un instinct poétique déjà très présents dans ses premiers albums, Rien n’est simple et Tout se complique.

On y trouve beaucoup de personnages ridicules, de couples absurdes, d’hommes d’affaires qui se prennent pour des poètes, de types égarés dans des manifestations. Mais Sempé nous fait voir ces situations avec indulgence. Loin de forcer le trait, il rend touchante la vanité de ses sujets. Leurs réflexions, formulées dans des tirades souvent désopilantes, soulignent la douce folie de l’humanité: tel ce maire de campagne qui propose au conseil municipal d’inviter Brigitte Bardot pour la fête du village, ou cet écrivain qui parle à son éditeur de son nouveau roman, si profond, en ajoutant qu’on pourrait le sortir « pour les prix… » Sempé a ainsi, davantage que ses amis Chaval ou Bosc, le désespoir souriant; et je me rappelle combien il possédait, dans la vie, cette même élégance : il aimait la beauté des lieux et des paysages; il se tenait droit, s’exprimait bien, avec une certaine lenteur, mais un grand sens de la précision des mots, et je le vois encore slalomer sur la neige avec un style impeccable, un peu daté, des années 1960.

La drôlerie, l’élégance, la pudeur, n’auront pas empêché Sempé d’être un visionnaire saisissant les transformations accélérées de la société dans la seconde moitié du XXe siècle. Sa tournure d’esprit, fort peu politique, l’éloignait des dessinateurs engagés qui étaient alors légion. Cet homme n’avait pas la rage dénonciatrice de ses confrères, mais il savait mieux regarder et voir que la plupart d’entre eux. Sa politique était celle du concret et il a compris avant tout le monde la monstruosité des nouveaux quartiers, des autoroutes, des banlieues géantes au milieu desquelles subsiste un vieux café, du tourisme de masse qui défigure les paysages, sans oublier les snobismes de la publicité, de l’art contemporain ou de la psychanalyse.

Il fut ainsi – par le biais de l’humour – le grand romancier des transformations de la France, sujet presque absent des romans de l’époque. Pour le jeune écrivain que j’étais, la littérature contemporaine sonnait souvent creux par ses recherches d’écriture – tandis qu’un artiste, Sempé, avait su tout voir, tout mettre en lumière de changements extraordinaires, comparables à ceux que décrit Balzac dans La Comédie humaine (oui, je sais, tu te moques de moi, Jean-Jacques, pour cette comparaison, mais c’est vrai). Il faut relire des albums comme Saint-Tropez, en 1968, ou L’Information consommation, la même année, pour y retrouver ce regard précis, lucide mais en même temps décalé, loufoque et débordant d’imagination pour peindre la folie du temps.

Sempé était un artisan extraordinaire. Il passait chaque jour des heures à son pupitre à dessiner, reprendre, perfectionner, ajouter une touche de couleur. Il notait des esquisses, mais le vrai travail commençait ensuite sur ces très grands papiers, où s’ajoutaient quantité de détails et de petits bonshommes, tous différents les uns des autres. Il reprenait parfois des dessins laissés en plan des années plus tôt. Il peaufinait longuement les répliques de ses personnages, parfois soumises à son entourage, qui découvrait, en avant-première, les planches du nouvel album.

Sempé se voulait fidèle à la tradition du dessin d’humour avec ses gags et ses séquences bien rythmées. Il avait aussi le goût des grandes images, pas forcément accompagnées d’une légende et s’apparentant plutôt à des peintures réalistes ou surréalistes : réalistes comme ces enfants bercés par les vagues; philosophiques, comme cet homme qui médite sur le rivage tandis que son chien désigne des arabesques sur le sable; surréalistes comme ces personnages avançant sur une corde suspendue au-dessus du vide en couverture de l’album Des hauts et des bas, ou comme ce petit bonhomme aux ailes de pigeon coincé devant une fenêtre de gratte-ciel – une des merveilleuses couvertures conçues pour le New Yorker. Mais ce sont aussi les paysages urbains de l’album Un peu de Paris, ou les campagnes d’Un peu de la France qui font de Sempé l’un des grands peintres de son époque.

Cet artiste perfectionniste en son atelier ne dédaignait pas la vie sociale. Poussé par un sens aigu du métier, il prenait son temps pour chacun lors des séances de signature. Il aimait traîner entre copains aux terrasses de café, où il roulait ses cigarettes, et je mesurais le privilège d’être de la partie, malgré nos trente ans d’écart. Il aimait rire au téléphone et s’amusait de phrases involontaires qui pourraient devenir des légendes, puis des dessins. A la maison, il tapotait quelques notes sur le piano avec un vrai sens musical dont je le félicitais tandis qu’il rétorquait, comme si je me moquais: «Espèce de salaud ! » Même lorsqu’il est devenu gravement malade, je ne l’ai jamais entendu se plaindre. Au contraire. Quand je l’ai vu pour la dernière fois, boulevard du Montparnasse, au début de l’été, il avait encore ce sourire joyeux qui ne l’a jamais quitté : cette élégance qu’il ajoutait, désormais, à la fatigue et aux souffrances pour les faire oublier – tout comme il a, dans ses dessins, transformé par la poésie chaque moment de l’existence. 

 

*Sempé a illustré la couverture de plusieurs romans de Benoît Duteurtre, comme « Tout doit disparaître » (1992). Nous reproduisons celle-ci en hommage au disparu.

Photo Alexandra de Léal

« Sempé, le visionnaire » par Benoît Duteurtre dans Le Figaro n°25255 du mardi 16 août 2022

Voir aussi les émissions « Étonnez-moi, Benoît ! » de Benoît Duteurtre sur France Musique le samedi à 11h avec Sempé

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