Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE*
CANNABIS ET PAIX CIVILE
Sur un point au moins, Marine Le Pen et la voyoucratie des cités sont en plein accord : la pire catastrophe, à leurs yeux, serait la dépénalisation, voire la légalisation du cannabis, qui compromettrait leurs deux fonds de commerce. Pour la première, suivie par la majorité de la classe politique (de droite comme de gauche), la question est purement symbolique. Aucune discussion possible, il faut montrer les muscles et affirmer qu’on ne laissera pas la drogue entrer davantage dans nos meurs, contrairement à ce qui se passe ailleurs : aux Pays-Bas, en Espagne, en Uruguay, mais aussi dans plusieurs États nord-américains. Pour les trafiquants, la question s’évalue en argent comptant, bagouzes et grosses voitures. Le cannabis, matière première de l’économie parallèle, permet aux truands d’entretenir les racailles qui, elles-mêmes, s’appuient sur les plus jeunes générations, condamnées dès l’enfance à entrer dans le cercle infernal, au risque de n’en plus jamais sortir. C’est ainsi que le discours supposément sécuritaire et le banditisme des cités progressent main dans la main, avec leur lot de violences, d’émeutes, de règlements de comptes, de mobilisation permanente des forces de police… quand il paraît évident que seule une évolution de la loi permettrait de briser ce cycle mortifère.
Qu’on le veuille ou non, le cannabis est entré dans les mœurs occidentales depuis plus d’un demi-siècle sans commettre tant de ravages – les pires étant peut-être ceux liés à sa proscription. Qu’on le veuille ou non, une grande partie de la jeunesse en fume, trop sans doute, et s’en fournit sans difficultés malgré les réglementations en ce domaine. Qu’on le veuille ou non, sa consommation raisonnable ne paraît pas plus dangereuse que celle de substances légales, en particulier l’alcool… comme le soulignait déjà Coluche; et si l’abus de cannabis peut avoir de graves conséquences, notamment sur certains adolescents, les esprits fragiles se voient tout autant menacés par les boissons que notre société met en vente libre au nom de son histoire et de ses traditions. Je le pensais déjà quand Libération, en 1976, publiait son « Appel du 18 joint»; puis en passant des soirées d’étudiant joyeusement enfumées ; ou en rendant visite à Paul Bowles dans l’appartement de Tanger où le vieil écrivain chic et bohème goûtait paisiblement son « kif». Je le pense plus encore aujourd’hui, effaré par la situation qu’on a laissée se développer sur le modèle de la prohibition américaine des années 1920: quand le règne des trafics et de la violence s’impose toujours davantage parce que la force publique prétend bannir un produit d’usage courant. Mais il y a pire, car nos responsables politiques, en agissant ainsi, ne voient même pas qu’ils mettent doublement les enfants en danger en favorisant la circulation de produits frelatés ou le recours à des drogues synthétiques faciles à trouver sur Internet et beaucoup plus violentes… Ne vaudrait-il pas mieux que les débits de tabac vendent une herbe de qualité, cultivée en France et rapportant même à l’État – comme l’alcool et le tabac – les sommes qui alimentent aujourd’hui l’économie clandestine?
Dans les dernières saisons de la série « South Park », qui se moque si délicieusement du monde, Randy Marsh, après quelques mauvaises affaires, fait fortune en développant une plantation de cannabis éthique et responsable que les habitants du Colorado consomment sans retenue. Cette rêverie new age est sans doute trop idyllique mais n’en correspond pas moins à l’évolution en cours dans l’Ouest américain. Un tel mouvement me paraît préférable à l’attitude de responsables politiques qui font de la lutte contre le cannabis une posture malgré l’énormité de leur échec:comme si le meilleur moyen de guerroyer contre l’insécurité consistait à encourager la multiplication des gangs, exigeant des ripostes qui ne seront jamais suffisantes mais qui épuisent les forces de l’ordre. Veut-on continuer sur cette voie ou changer réellement quelque chose ? On aimerait que le débat soit enfin ouvert et que ceux qui l’appellent de leurs vœux ne se voient pas immédiatement taxés de laxisme… quand ce sont les partisans de la prohibition qui entretiennent le chaos.
* Écrivain. Il vient de publier Ma vie extraordinaire (Gallimard).