Carte blanche
DE LA DIFFICULTÉ DE PRENDRE LE TRAIN
PAR BENOÎT DUTEURTRE
Lassé par le chaos parisien, les voitures qui piétinent et les cyclistes qui vous foncent dessus, j’ai filé à la campagne: par le train, comme d’habitude, moi qui ne sais pas même conduire. Je suis, en la matière, un exemple de citoyen « écoresponsable ». J’ai toujours emprunté les transports collectifs, spécialement ces chemins de fer que les pouvoirs publics, dans leur prise de conscience post-Covid, présentent comme leur grande affaire, après avoir longtemps misé sur la privatisation et la déréglementation.
Je venais donc d’arriver gare de l’Est à la recherche de mon TGV, qui semblait à l’heure (ce n’est pas toujours le cas, au risque de décourager les passagers), quand un message, via les enceintes, nous a invités à nous diriger voie 7 « vers la zone d’embarquement ». Il n’y a pas si longtemps, on disait un « quai ». J’ai songé, alors, à cette emprise toujours croissante du vocabulaire et des pratiques du monde aérien sur le réseau ferroviaire. Désormais, il faut non seulement réserver obligatoirement un billet (via un système calqué sur celui des compagnies aériennes), mais encore: découvrir chaque fois un tarif différent (loin de l’ancien sacro-saint prix unique du kilomètre); décliner pour cette simple réservation son identité, son adresse courriel, son numéro de portable; étiqueter ses bagages (avant, peut-être, un jour prochain, de les peser et de payer leur transport); puis, à présent, nous masser, comme à l’entrée d’un avion, devant les portillons de contrôle. Un autre message a signalé l’interdiction de cette «zone d’embarquement » à toute personne non munie d’un billet – l’empêchant d’accompagner un proche et de lui adresser un signe de main au moment du départ. Puis, sitôt le train parti, le laïus du « chef de bord » nous a rappelé que le TGV est une sorte d’avion sur roues, puisqu’il nous saluait au nom de l’« équipage » – terme qui remplace peu à peu, sur les rails, celui d’« équipe » ou de « personnel de bord ». Il a également indiqué son prénom et celui de ses collègues, y compris du « pilote », dont franchement, et malgré tout mon respect, je n’avais rien à f… Après quoi des douaniers peu amènes ont arpenté les voitures (on ne passait pourtant pas de frontière), nous donnant l’impression d’être des voyageurs suspects.
Bref, je veux bien entendre les autorités qui proclament leur attachement au train pour un tas de bonnes raisons, à commencer par la protection de la planète. J’ajoute que M. Farandou, nouveau PDG de la SNCF et ancien cheminot, me donne l’impression, pour l’heure, d’être un homme plus sérieux et moins cynique que son prédécesseur Pepy. Je voudrais toutefois souligner que, pour développer vraiment ce mode de transport dans la société qui vient, il ne suffit pas d’annoncer la réouverture de petites lignes ou la remise en circulation de trains de nuit – qui ne sont pour l’instant que des promesses… Mais qu’il importe aussi de rendre l’accès au train simple et pratique, comme il le fut longtemps. Autrement dit: pouvoir prendre ou changer un billet à la dernière minute; accéder facilement aux voitures sans passer par de longues files d’attente et de contrôle; disposer de tarifs clairs; trouver des consignes dans les gares; pouvoir compter sur des correspondances, contrairement à la tendance imposée par la séparation en marques (TGV, TER, Intercités, Ouigo…) qui ne tiennent plus guère compte les unes des autres; ou encore accéder par une plate-forme unique à l’ensemble du réseau, quand le standard SNCF ne permet plus de réserver que sur certains trains !
C’est seulement à ce prix, et en y ajoutant quelques autres exigences (propreté, confort, fréquence, régularité) qu’on donnera envie aux clients -redevenus usagers d’un véritable service – de préférer le train à la voiture individuelle ou au transport aérien. Tout le contraire de l’évolution qui s’impose depuis plusieurs décennies au nom des dogmes qui nous gouvernent: segmentation, concurrence, flux tendu, collecte de données… Aujourd’hui, les pouvoirs publics disent privilégier le train. Mais le remettre à l’honneur dans la vie quotidienne impliquerait une façon nouvelle de penser et de compter dont on peine à croire qu’ils puissent devenir les artisans, à rebours de tout ce qu’ils ont mis en œuvre !
Carte blanche précédente : « Guy Béart et le sexe opposé » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1227 du 18 au 24 septembre 2020