Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE
MON AMI SEMPÉ
Je me trouvais à Étretat quand j’ai appris la mort de Sempé – très malade depuis de longs mois. Et malgré la tristesse de perdre un de mes plus chers amis, je songeais, en regardant les volutes des vagues sur le rivage, à ses merveilleux dessins maritimes. Il adorait peindre des enfants soulevés par les flots bleus ou verts, des promeneurs pensifs arpentant la plage, des chiens gambadant dans le sable et, sur le quai, un vieil « hôtel des Galets ». Ce n’étaient pas toujours des dessins d’humour mais aussi de simples moments poétiques auxquels il ajoutait des couleurs d’aquarelle d’une sublime légèreté. Du coup, alors que sortaient les premières dépêches de presse annonçant la mort «du père du Petit Nicolas », je me suis légèrement emporté contre cette réduction qui renvoie toujours au Sempé débutant avec Goscinny dans les années 1960… quand il aura été, surtout, un extraordinaire peintre de son époque, des Français moyens, de la ville et de la campagne, des femmes, de l’amour et des changements de la société durant toute la seconde moitié du XXe siècle.
Je devais avoir une douzaine d’années quand j’ai découvert un de ses albums dans la bibliothèque familiale et commencé à le feuilleter avec enchantement. Chaque série de dessins avait l’évidence d’une fable de La Fontaine par la justesse du regard, la vérité des personnages et des situations absurdes où ils s’enfermaient: tel cet homme d’affaires qui abandonne tout pour cultiver son jardin… et finit par créer une nouvelle entreprise agroalimentaire. Plus tard, alors que je commençais à écrire, j’ai trouvé dans l’art de Sempé un fascinant tableau des transformations sociales qu’aucun romancier français de sa génération n’avait su peindre: le tourisme proliférant, la psychanalyse chic, les folies de l’urbanisme. Il avait tout vu. Sempé m’inspirait depuis l’enfance comme un classique, et, lorsqu’un ami commun nous a enfin présentés, je me suis étonné de découvrir un homme d’allure encore jeune, malgré nos trente années d’écart.
Après les années Sempé, ce furent les années « Jean-Jacques » et tout un style de vie qui gardait un parfum des années 1960, quand on se retrouvait entre copains à la terrasse du Café de la Mairie pour observer les passants, plaisanter et goûter l’air de Paris; ou quand il dévalait les pistes de Megève avec un style admirable et légèrement démodé. Mais ce qui nous a le plus rapprochés, peut-être, était sa passion pour certains musiciens de la première moitié du XXe siècle, spécialement Debussy et Ravel, dont il admirait le génie élégant et raffiné. Il adorait aussi les chansons joyeuses de Ray Ventura, qui avaient enchanté sa jeunesse, celles de Charles Trenet, et l’orchestre de Duke Ellington, dont le piano et les cuivres rythmaient son existence.
Il travaillait alors, place Saint-Sulpice, dans un vaste appartement où trônait sa planche à dessin, entourée de crayons et de pinceaux. Ses œuvres voyaient le jour, pour la plupart, en très grand format. Il y travaillait longuement, patiemment, d’où cette prolifération de petits personnages qui ont « chacun sa tête à soi avec quelque chose dedans bien à soi aussi », comme disait Marcel Aymé, qu’il adorait. Il esquissait, oubliait, reprenait, ajoutait, parfois pendant des mois, pour aller au bout d’une idée. Il demandait à ses proches leur avis sur un dessin, une légende, un titre, avant de leur révéler l’album presque achevé. Il aimait respecter une certaine convention du dessin d’humour dans la tradition de ses maîtres américains (comme Saul Steinberg) et de ses aînés français (Chaval et Bosc): celui-ci devant, logiquement, toujours comporter une blague. Mais le comique pouvait se résumer à une phrase dans la bouche d’un personnage, une tirade à la fois drôle, absurde et dérisoire qui montrait quelle intelligence de romancier et quel sens du mot juste il possédait. Il aimait aussi, pour certains grands dessins ou couvertures du New Yorker, se livrer à ce merveilleux art de paysagiste qu’on retrouve dans ses albums humoristiques, mais aussi dans ces recueils intitulés Un peu de Paris ou Un peu de la France. C’est à tout cela que je songe, aujourd’hui, en me rappelant ce sourire qui, malgré la fatigue et les souffrances, illuminait encore Sempé lors de notre dernière rencontre. I
86 / Marianne /18 au 24 août 2022
Voir aussi :
- La carte blanche précédente : « Batailles dans la montagne » Par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1325 du 4 au 10 août 2022
- Sempé à « Étonnez-moi Benoît » de Benoît Duteurtre sur France Musique le 26 novembre 2011
- « Sempé, le visionnaire » par Benoît Duteurtre dans Le Figaro n°25255 du mardi 16 août 2022
- « La France de Sempé » Par Benoît Duteurtre dans Marianne du 03 décembre 2005
- Couvertures des livres de Benoît Duteurtre, Livre pour adultes, Chemins de fer, Tout doit disparaître, Drôle de temps, L’été 76, Les malentendus, Gaieté parisienne, La petite fille et la cigarette, Polémiques, Pourquoi je préfère rester chez moi.
- En vidéo : Portrait de Sempé par Duteurtre en 2002 – Réalisation/Production/Distribution Françoise GALLO