Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE
ÊTES-VOUS UN HUMAIN?
On parle à nouveau du contrôle des frontières. Mais si les portes de l’Europe sont peut-être des passoires, celles d’Internet ne cessent de se renforcer au moyen de protections toujours plus complexes. Elles se rappellent à moi chaque jour avec l’intervention du captcha, cet acronyme anglais de Completely Automated Public Turing test to tell Computers and Humans Apart. Qu’il est pénible ce moment où, croyant naviguer librement sur la Toile avec l’élan d’une connexion à très haut débit, nous butons soudain sur cette question du système, désireux de vérifier que nous sommes bien un « humain ». Comme toutes les opérations désagréables, celle-ci est censée nous protéger en empêchant les méchants intrus, spams et autres virus, de s’introduire dans le réseau, masqués sous notre identité. Mais les méthodes choisies ont de quoi rendre fous les esprits les mieux disposés, qui doivent s’armer de patience pour entamer le parcours d’obstacles conçu par des esprits d’une perversité sans bornes.
Passons rapidement sur les cas les plus favorables: ces sites qui, en toute confiance, vous invitent à cocher une case pour « jurer cracher » que vous n’êtes pas une machine. À peine plus difficile est ce petit puzzle où manque une pièce qu’il faut faire glisser pour la remettre à sa place… Non, le cauchemar moderne – fût-il baptisé du nom glorieux de Turing- commence avec l’apparition de cette mosaïque de photos dans laquelle on vous demande de cocher toutes celles qui contiennent des bornes à incendie, des vélos, des autobus ou des feux de circulation… Autant d’images de mauvaise qualité, pas toujours faciles à distinguer; après quoi, cette mosaïque, insatiable dans ses demandes, remplace chaque photo par une autre qu’il faut à nouveau cocher. Ou bien, sitôt fini le test avec les motos commence celui avec des ponts, puis avec des bateaux. À cette multiplication d’épreuves s’ajoute, sur certains captchas, une limite de durée qui vous impose de résoudre le problème en un temps donné, sans quoi tout recommence à zéro. Mais le chemin de croix devient plus rude encore quand apparaissent ces suites de lettres déformées au milieu d’un massif de chiffres et de lignes entrelacés qu’il faut déchiffrer en trente secondes exactement, ce qui exige une extraordinaire concentration. Tout cela pour empêcher des entreprises malveillantes d’infester les plates-formes… qu’elles envahissent quand même, paraît-il, en payant des petites mains du tiers-monde pour résoudre à longueur de journée des captchas toujours plus difficiles, ouvrant les portes à la diffusion publicitaire ou au pillage de données.
Le captcha n’est qu’un aspect de cet arsenal de protections en ligne avec lequel nous vivons désormais. J’aurais pu mentionner également les VPN et tous ces programmes anti-pub et anti-virus qui protègent l’ordinateur… quitte à le ralentir au point de le rendre inutilisable. Sans parler de ces mots de passe toujours plus tarabiscotés (comportant << au minimum 12 signes, dont au moins une majuscule, un chiffre et un caractère spécial »), mais indispensables pour les simples opérations de la vie quotidienne où l’on se noierait complètement sans l’indispensable « gestionnaire de mots de passe ». J’avoue toutefois mon faible pour le captcha et le renversement qu’il opère en posant cette question: « Êtes-vous bien un humain?» Ainsi, au temps de l’intelligence artificielle et du transhumanisme, quand d’aucuns se demandent si les capacités des robots n’égaleront pas bientôt ceux de l’Homo sapiens, l’ordinateur, lui, se demande si l’humain ne serait pas un robot. Et, puisque j’évoquais la question des frontières, j’imagine qu’un jour, pour passer d’un pays à l’autre, ou accéder à n’importe quelle enceinte protégée, des vigiles me demanderont de prouver que « je ne suis pas un robot » et me prieront, pour cela, d’accomplir des prouesses aussi extravagantes que celles des captchas: faire un vrai puzzle dans un temps donné, résoudre une énigme ou improviser un poème en alexandrins… Telles sont mes réflexions d’un matin d’automne, en ce monde étrange où je m’efforce de ne pas oublier les couleurs des derniers beaux jours, l’enchantement de la pluie qui tombe, le beau ciel chargé de la Toussaint et le jeu des saisons qui n’a pas encore dit son dernier mot.■