« Wagner en tee-shirt » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1388 du 18 Octobre 2023

Carte blanche

À BENOÎT DUTEURTRE

WAGNER EN TEE-SHIRT

C’est l’académisme de notre époque. Les metteurs en scène, les directeurs de théâtre, et même le public semblent persuadés que monter un opéra consiste, d’abord, à changer l’histoire imaginée par le compositeur. Aussitôt désigné pour « revisiter », une œuvre, le scénographe s’empresse de modifier l’époque, les décors, l’intrigue, en vue de présenter une fantaisie personnelle. Une illustration vient d’en être donnée à l’Opéra-Comique, où Richard Brunel, metteur en scène de la Fille de Madame Angot, a trouvé comment rendre incompréhensible ce bijou musical de Charles Lecocq. L’action se déroule normalement sous le Directoire et montre les intrigues politiques du temps, mais aussi la vie du peuple des Halles, sceptique devant les changements de pouvoir. Il suffit de relire quelques lignes d’histoire et de se laisser emporter pour en goûter le pittoresque. Or le metteur en scène, sous prétexte de rendre l’œuvre compréhensible au public d’aujourd’hui, a choisi de déplacer l’action… en mai 1968, dans un contexte sans rapport avec le sujet. On se demande pourquoi les royalistes de 1798 sont affublés comme des gauchistes des années 1960, rassemblés devant le cinéma Odéon pour chanter des couplets sur l’armée d’Égypte !

Ce n’est là qu’un épisode ajouté à l’immense entreprise de crétinisation qui s’est abattue sur les théâtres lyriques où j’ai pu voir, entre autres pièces, Samson et Dalila dans un camp de concentration, l’histoire du soldat Wozzeck dans une maternelle d’Allemagne de l’Est (je n’ai toujours pas compris), les dieux d’Offenbach transformés en bourgeois ordinaires (ce qui élimine le comique de voir Jupiter ronronner des couplets d’amour), les héros de Wagner en tee-shirt, Mozart sur un parking ou Verdi dans un hôpital psychiatrique. Le discours est toujours le même : le metteur en scène s’imagine rendre lisible une œuvre trop compliquée pour le spectateur et en profite pour faire passer les messages subliminaux qu’elle contiendrait en matière politique, sociale, sociétale. Pis encore, ces hommes de théâtre qui dénaturent les œuvres ont répandu l’idée qu’il s’agirait de l’expression même de la modernité et que de ne pas suivre leurs coûteuses élucubrations serait simplement réactionnaire. La critique joue le jeu, tel journaliste taxant de << conservatrice » toute mise en scène qui fait l’effort de présenter l’opéra tel quel. Ce qui pouvait apparaître dans les années 1970 comme une expérimentation stimulante s’est transformé en machine à lieux communs (toujours les nazis, les terrains vagues, les hôpitaux) plaqués sur n’importe quel opéra pour en faire l’œuvre du metteur en scène. Excédé par ce système, Claude Lévi-Strauss, grand wagnérien, ne voulait plus voir aucun spectacle qui ne serait pas monté en respectant le texte, la musique et les indications scéniques.

Cet attrape-gogo repose d’ailleurs sur une contradiction flagrante. Car, en un temps où les musiciens s’efforcent de jouer les partitions au plus près de leur conception, nous voici écartelés entre une fosse d’orchestre en quête d’authenticité et un plateau scénique pressé de tout réinventer sans aucune règle. Cette distorsion traduit un mépris profond pour les librettistes d’opéra qui ne seraient que de médiocres auteurs, quand la partition seule mériterait le respect. Les dramaturges des XVIII et XIXe siècles possédaient pourtant un métier qui n’a rien à envier à nos contemporains, qu’il s’agisse de Da Ponte, d’Eugène Scribe ou de Wagner lui-même. La tradition voulait alors qu’on retrouve, à chaque reprise, des décors et des personnages presque immuables, que la Bohème se déroule dans une mansarde montmartroise et non au Forum des Halles. Sans en revenir à une telle exigence, on a pu se réjouir, ces dernières années, que certains metteurs en scène s’efforcent de préserver la nature d’une œuvre, son caractère, son époque, sans s’interdire une forme de rêve et d’imagination : comme l’ont fait, en cette même salle Favart, Michel Fau dans le Postillon de Lonjumeau, ou Valérie Lesort et Christian Hecq dans le Domino noir. Le public, enchanté, n’a pas à subir l’épreuve anachronique de personnages du XXIe siècle s’exprimant dans la langue du XVIII. C’est moderne, parce que c’est juste et vivant – quand la prétendue créativité des metteurs en scène est devenue un conformisme vieillot. ■

86/Marianne / 19 au 25 octobre 2023

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.