« Les prochains jours seront décisifs » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1251 du 5 au 11 mars 2021

« Les prochains jours seront décisifs »

Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1251 du 5 au 11 mars 2021

C’est pendant le septième couvre-feu (après le cinquième confinement) que j’ai commencé à lâcher prise.
Je m’étais longtemps cru protégé par ma nature indépendante, cette capacité à vivre seul, à explorer ma bibliothèque, à jouer du piano. Loin des cohortes de dépressifs, il me semblait pouvoir demeurer indéfiniment à l’abri de ma forteresse, sauf le temps du ravitaillement et de la promenade quotidienne sous mon masque FFP2.

Tout autour, le monde s’effondrait. Après de longues dénégations, le gouvernement avait fini par accepter la vente de Renault à un groupe chinois. Les petites entreprises n’allaient guère mieux, les suicides de restaurateurs se succédaient, comme ceux des comédiens lassés de jouer dans des théâtres vides. Seule à tirer son épingle du jeu, la livraison à domicile conduisait la jeunesse à vendre ses muscles à bicyclette.
Sur le front sanitaire, rien ne semblait devoir changer, comme dans ce film où il faut revivre indéfiniment la même journée. Chaque saison apportait un nouveau variant du virus, plus contagieux, plus résistant, contre lequel il fallait mettre au point un nouveau vaccin, qui arrivait en même temps que le variant suivant. Du coup, le conseil scientifique appelait à la prudence les autorités qui, alternativement, lâchaient du lest (levée provisoire du couvre-feu dans certains «territoires », autorisation de la restauration en extérieur, spectacles avec jauge limitée le temps d’un mois de vacances) puis reconfinaient sévèrement.

Le report des élections régionales puis de la présidentielle était passé comme une lettre à la poste, nul n’ambitionnant d’accéder aux responsabilités dans un tel contexte. La dette se creusait, les aides sociales diminuaient, des manifestations avaient éclaté dans plusieurs régions. Quinze jours plus tard, une nouvelle flambée de l’épidémie avait éclaté chez les manifestants et dans leur entourage; d’où la colère des seniors, qui les avaient priés de stopper la menace en restant chez eux.
La mortalité augmentait sans exploser vraiment. Chaque jour, la liste des victimes s’allongeait. Mais, surtout, les hôpitaux restaient menacés de saturation et l’administration, en cette troisième année, n’avait toujours pas ouvert de lits supplémentaires en réanimation. Elle prétextait le manque de personnel, tout en espérant que cette marée de malades finirait par retomber sans nécessiter la réouverture des services fermés au cours des années précédentes. L’UE venait d’ailleurs de soumettre ses aides à de nouvelles « réformes structurelles ». Faute de mieux, le ministre de la Santé se contentait donc de terminer ses interventions par sa formule favorite: « Les prochains jours seront décisifs. »

À le croire, les mouvements de la courbe pouvaient tout changer. Mais, lorsque les chiffres s’amélioraient durablement, le conseil scientifique appelait à ne pas relâcher les efforts et annonçait : « Les prochaines semaines seront décisives. »

À son tour, le président, lors de ses vœux pour 2022, avait souhaité à tous une année d’espoir en ajoutant: « Les prochains mois seront décisifs. » Après quoi, le monde avait recouvré sa routine pandémique. À la fin d’un nouvel été masqué sur la plage, j’étais rentré à Paris pour retrouver mon appartement, mon ordinateur, mes sessions Zoom, mes repas solitaires, mes soirées devant des films. J’allais enregistrer de nouvelles émissions à distance et rédiger, inlassablement, quelques chroniques pour décrire mon époque avec le sourire…

C’est alors qu’une immense lassitude m’a saisi et que j’ai commencé à me demander si ce genre de vie méritait d’être vécue. Quelques jours plus tard, j’ai fermé les volets, je me suis couché, j’ai éteint mon PC, coupé le téléphone, ressorti des livres, vite abandonnés… pour ne plus rien faire, plus rien du tout, en espérant qu’il se passerait enfin quelque chose. J’attends maintenant que les cloches se mettent à sonner pour nous annoncer la fin du cauchemar. J’attends ce matin heureux où je ressortirai, dans la lumière du soleil, pour retrouver les sourires sur les visages, les beautés de l’humanité, et même ses tares et ses folies; tout sauf ce monde médicalisé, masqué, apeuré, contrôlé, dont nous sommes devenus les créatures.


Carte blanche précédente : « Touche pas à ma musique » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1249 du 19 au 25 février 2021

Carte blanche suivante : « L’écriture exclusive » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1253 du 19 au 25 mars 2021

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.