« Touche pas à ma musique » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1249 du 19 au 25 février 2021

Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE

TOUCHE PAS À MA MUSIQUE!

La chasse est ouverte. La volonté de réécrire le passé selon les exigences du présent semble hors de contrôle. Partout, des autorités s’inclinent face aux militants qui entendent déboulonner, relativiser, déconstruire et couvrir de honte tout ce qu’on croyait devoir admirer. Et, puisque cette offensive frappe même la musique, si chère à mon cœur, je voudrais répondre aux procureurs improvisés que leurs propres discours me semblent, comme ils disent, inappropriés. Dans une récente pétition adressée à la faculté de musique de Cambridge, une centaine de signataires s’en prenaient à Beethoven en affirmant que « ce sont les hommes blancs riches qui ont fait de ses symphonies un symbole de leur supériorité et de leur importance » tandis que « pour d’autres groupes – femmes, personnes LGBT, personnes de couleur -, la symphonie de Beethoven peut être principalement un rappel de l’histoire de l’exclusion » !

Déclarations déconcertantes par leur ignorance totale de ce que sont l’art et la musique; car si les mécènes du compositeur furent effectivement quelques princes éclairés, la passion universelle portée à Beethoven, depuis le XIXe siècle, tient surtout à sa singularité, à la nouveauté de son œuvre, à cette énergie inépuisable et à cette invention mélodique qui nous rendent plus forts et plus heureux; bref, à cette capacité qu’eut un génie solitaire, sourd et sans moyens, de concevoir un monument sonore extraordinaire fait pour inspirer les générations à venir. Tout cela s’est-il passé entre hommes blancs ? En grande partie sans doute puisque, dans la société d’alors, la composition musicale était principalement une affaire d’hommes blancs… Mais, quand on aime l’art, ce sont d’abord les œuvres qui nous intéressent, et nous restons émerveillés d’entendre la voix de Beethoven, toujours si forte et si présente par le biais des grands interprètes – et notamment des femmes, lorsque Martha Argerich ou Anne-Sophie Mutter éclairent ses sonates et concertos.

Pour d’autres justiciers, le temps serait venu de rétablir une forme d’équité dans le répertoire des opéras, en mettant à l’honneur des compositrices ou des musiciens de couleur…

Objectif non moins dérisoire puisque l’histoire musicale, répétons-le, fut longtemps une affaire d’hommes blancs européens. On peut le déplorer, mais c’est un fait. Si grands que soient les talents de certaines compositrices, on ne trouvera chez Fanny Mendelssohn, Clara Schumann, Marie Jaëll ou Augusta Holmes, guère d’ouvres qui puissent rivaliser avec celles de Verdi, de Wagner ou de Bizet. Cela ne tient pas à leur sexe, mais aux conditions d’émergence des talents et d’exercice du métier à leur époque. Il a fallu attendre le XXe siècle pour voir apparaître de nombreuses grandes compositrices, qui ont désormais toute leur place, de l’exquise Germaine Tailleferre à la jeune et brillante Camille Pépin. Faut-il pour autant soumettre les siècles passés à une sociologie anachronique, plus soucieuse de morale que d’art? Face à cette pression, le nouveau directeur de l’Opéra de Paris (venu il est vrai du Canada, où on ne rigole pas sur ces sujets) promet d’éliminer le fameux «blackface » de nos productions d’opéras et de ballets: comme si les sauvages grimés en Noirs des Indes galantes, ou le tutu des ballets classiques offensaient gravement les personnes « racisées », quand les sujets d’opéras et de ballets ne sont que des tableaux fantaisistes, peints à une autre époque dans un esprit de rêve et de divertissement(il y a en outre belle lurette qu’on se fiche qu’Otello ou Mme Butterfly soient noirs, blancs ou jaunes, pourvu qu’ils chantent bien).

La justice rétrospective, haineuse et fanatique, ne veut rien entendre aux subtilités de l’histoire. Elle ne pense qu’en chiffres et en quotas… quand nous pensons à l’harmonie, au rythme, aux chatoiements orchestraux ou aux prouesses vocales. Elle réévalue les créateurs selon leurs qualités morales – étaient-ils sexistes, racistes? – et les œuvres pour leurs messages philanthropiques, voire sanitaires (comme lorsqu’on a voulu éliminer le tabac de Carmen, qui est pourtant cigarière)… quand aimons la musique pour les plaisirs qu’elle nous apporte et les beautés qu’elle nous révèle, loin de toute question sociale ou politique, pour illustrer les seules valeurs artistiques.

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Une réflexion sur “« Touche pas à ma musique » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1249 du 19 au 25 février 2021”

  1. Le propre du génie étant de sentir les choses avant qu’elles adviennent, Beethoven s’attendait tellement à ce qu’on dise de bêtises sur son compte après sa mort qu’il a préféré devenir sourd de son vivant laissant ainsi le message aux générations actuelles du mépris qu’il leur adresse. Je suis le seul à ce jour (sans compter Elise prévenue par courrier) à avoir déchiffrer le secret de sa surdité, avant même Benoit bénéficiant de circonstances très atténuantes, trop préoccupé à tenter vainement de rééduquer ses contemporains. (écrit au clair de lune)

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