« On est sur quoi ? » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1191 du 10 au 16 janvier 2020

Carte blanche ON EST SUR QUOI ?

PAR BENOÎT DUTEURTRE

 

J’écoutais tranquillement la radio tout en beurrant mes tartines, quand le spécialiste de la météo a pris la parole pour nous parler des intempéries. Soudain, une de ses phrases a brisé l’élan de ma cuillère pleine de confiture: « On est sur une répétition de phénomènes sur la région Paca. » La formule maudite avait encore frappé. L’habitude aidant, je comprenais ce que voulait dire cet expert; mais son propos, quelques années en arrière, serait apparu simplement incompréhensible. Le premier des mystères tenait dans ce «on » qui ouvrait la phrase et qui, à le croire, se trouvait perché « sur une répétition de phénomènes ». Image d’autant plus improbable que cette « répétition de phénomènes », selon l’énoncé, était elle-même juchée sur une mystérieuse entité géographico-administrative désignée par l’acronyme de « région Paca ». Non seulement toutes ces choses empilées les unes sur les autres étaient pour le moins bizarres, mais encore la même idée aurait pu se réduire à une phrase toute simple, du genre: «Les tempêtes se succèdent dans le Sud-Est. » Et je m’étonnais, tout en me reversant une tasse de café, qu’il fût nécessaire d’exprimer cette information d’une façon aussi barbare que: « On est sur une répétition de phénomènes sur la région Paca. »

Bien plus insidieuse que celle des migrants ou des espions russes, l’invasion du « sur » a commencé dans deux domaines différents. D’abord au restaurant et principalement chez les sommeliers, qui, depuis longtemps, ont pris l’habitude de s’annoncer à votre table avec un sémillant sourire, en vous expliquant:«On est sur un cépage de pinot noir, avec des arômes de banane. » Partie de la bouteille, cette manie de nous indiquer « sur » quoi nous sommes s’est ensuite étendue à la carte tout entière pour inspirer d’autres irrésistibles formulations, comme: « On est sur un écrasé de pommes de terre et sa sauce mousseline » (relevé l’autre jour par Natacha Polony). Pourtant, j’ai beau faire des efforts, je n’arrive pas à m’imaginer « sur » un écrasé de pommes de terre, et moins encore à nous imaginer tous ensemble dans cette situation, quand il semblait possible de désigner le plat en disant: « C’est un écrasé de pommes de terre à la sauce mousseline…» Outre cette version culinaire, le « sur » s’est répandu dans le langage géographique pour désigner les lieux, au point d’éclipser purement et simplement des termes aussi répandus que «à » ou «en ». Ainsi, depuis une bonne décennie déjà, on habite « sur Nanterre » et non plus « à Nanterre », tout comme on réside « sur le 93 » et non plus « en Seine-Saint-Denis ». Il est vrai que le « sur », en français courant, peut désigner un mouvement, comme lorsque les forces allemandes fonçaient « sur Paris » – dans le sens de « foncer vers Paris ». Pour le reste, « sur » ne désigne que le fait d’être au-dessus de quelque chose, et je ne connais personne qui vive au-dessus d’Argenteuil ou perché sur un 93.

La tendance aurait pu toutefois en rester là, mais elle s’est follement aggravée ces dernières années, au point que « on est sur » est devenu le début de phrase obligé en matière sociale, financière, culturelle, etc. La nouvelle classe politique (dont le niveau ne monte pas, contrairement aux taux de réussite du baccalauréat), mais aussi les experts des instituts de sondages nous expliquent ainsi fréquemment qu’« on est sur une montée du Rassemblement national », ou encore qu’avec Macron « on est sur du Sarkozy bas de gamme » (Julien Bayou, d’EELV). Le « dans » remplace quelquefois le « sur » (« on est dans une aggravation des tensions sociales… »); mais ce dernier règne désormais presque sans partage, éveillant des images inattendues chaque fois qu’on se représente « sur » la chose en question. Quant à ce « on », typique de l’ère des masses, il semble vouloir nous impliquer collectivement, comme s’il fallait que nous nous trouvions tous ensemble « sur cette purée de carottes ou cette montée de l’extrême droite. La syntaxe et le vocabulaire français permettent pourtant d’employer des phrases simples et claires… devenues apparemment impossibles à énoncer, d’où l’emploi de ces formules tortueuses.

C’est ainsi que la langue s’alourdit, se complique et s’obscurcit, tandis que l’anglais et les anglicismes envahissent le reste du terrain ! On est, en somme, « sur » un phénomène préoccupant!.

 

 

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Une réflexion sur “« On est sur quoi ? » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1191 du 10 au 16 janvier 2020”

  1. Merci pour votre soucis de clarté et bien dire qui me rappelle qu’à mal nommer les choses on ajoute à la misère du monde comme le dit A Camus. Freud de son temps nous avertissant : on cède sur les mots, puis sur les choses… Quand l’esprit des masses informes pèse sur les hommes…
    Merci Benoît Duteurtre.
    C Richard
    Orléans

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