Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE
PROPOS DÉPLACÉS
Ça ne s’arrange pas entre Ursula et moi… Voilà quelques semaines, je dénonçais les souffrances qu’elle m’inflige chaque fois qu’elle s’exprime publiquement en anglais, telle une secrétaire d’État nord-américaine ! Pour moi, parler au nom de l’Europe supposerait d’employer l’allemand, le français, ou une autre des grandes langues constitutives de notre histoire. Les nombreuses réactions de lecteurs m’ont prouvé que je n’étais pas le seul choqué par ce comportement. Mais, au lieu de m’écouter, Ursula a recommencé en se rendant à Kiev pour annoncer à Volodymyr Zelensky son « intention de soutenir l’Ukraine dans le processus européen » – autrement dit sa candidature à l’Union. Une nouvelle fois, elle a employé l’anglo-américain avec des manières d’ambassadrice de l’Otan, quand Zelensky, lui, avait la décence de répondre en ukrainien. Mais, surtout, je me demande de quel droit une représentante de l’administration bruxelloise s’autorise ainsi des propos déplacés qui encouragent l’adhésion d’un nouveau pays. Celle-ci relève des États membres, qui devraient la soumettre au vote des citoyens, seuls susceptibles de décider s’ils veulent ou non qu’on agrandisse leur maison.
Soutenir l’Ukraine face à l’agression russe est une chose. Transformer la libre association des peuples européens en syndicat occidental dressé contre la Russie et ouvert aux quatre vents en est une autre. J’observe d’ailleurs que les dirigeants des principaux pays fondateurs de la Communauté européenne – France, Allemagne, Italie – ont été au départ les plus réservés sur ce chapitre, tels les héritiers d’une ancienne conception de l’Europe qui se voulait encore, après de Gaulle et Adenauer, formée d’États souverains ouverts au dialogue à l’Est comme à l’Ouest, malgré le contexte tendu de la guerre froide. Seule l’adhésion précipitée des pays d’Europe centrale, après 1989, a changé la donne:ces États ouvertement atlantistes (et soutenus par Washington comme une « nouvelle Europe ») faisant basculer le centre de gravité de l’Union et nourrissant une relation toujours plus conflictuelle avec la Russie.
La diplomatie modérée de notre président me rendrait presque macroniste… les jours où il ne dit pas le contraire de ce qu’il a énoncé la veille. Malheureusement, il n’aura pu s’empêcher, sur un autre sujet, de prononcer lui aussi quelques propos déplacés. Le jeudi 2 juin, parlant de l’Éducation nationale, il appelait à rien de moins qu’une « révolution culturelle ». Qui s’intéresse un tant soit peu à l’histoire chinoise sait que la Révolution culturelle fut un des plus abominables moments du XXe siècle, avec ses meurtres, ses déportations, son instrumentalisation de la jeunesse poussée à toutes les violences contre l’héritage du pays – et servant Mao pour conforter son pouvoir…
Bref, espérer une « révolution culturelle » dans le domaine de l’éducation (celui où s’exercèrent le plus cruellement les gardes rouges, châtiant publiquement leurs professeurs), c’est un peu comme appeler à une « nuit de cristal » dans le domaine de la culture, ou à de« grandes purges » dans l’administration. Pourtant, l’héritage du maoïsme, embrouillé par ses ex-militants devenus notables et par la toute-puissante République populaire de Chine, bénéficie d’une complaisance qu’on n’accorde pas, heureusement, à l’héritage de Hitler ou de Staline. On peut ainsi détruire un adversaire politique en l’assimilant aux nazis, ou confondre dans une même condamnation Poutine et Staline… tout en prônant aimablement une « révolution culturelle » dans l’éducation! Je conclurai toutefois ce florilège de propos déplacés par une autre prise de parole: celle de l’irrésistible Joseph Robinette Biden, qui, après les meurtres en série dans une école du Texas, déclarait à ses concitoyens qu’il convenait «de mettre fin à la circulation des armes ». Propos raisonnables en apparence et qu’on aimerait approuver… Sauf que, le même jour, Biden débloquait plusieurs dizaines de milliards pour fournir l’Ukraine en armes lourdes. Choix justifié, peut-être, mais qui peut interpeller: comme si l’Amérique démocrate, condamnant à l’intérieur le lobby proarmes de ses adversaires républicains, entretenait à l’extérieur l’esprit de la guerre froide et ses conflits éloignés qui alimentent autant le marché des canons que la domination de l’empire.