Quartier Notre-Dame par Benoît Duteurtre dans Le Monde diplomatique n°782 – Mai 2019

Lire en allemand : Nach dem Brand: Brief aus dem Quartier Notre-Dame von Benoît Duteurtre – Le Monde diplomatique Deutsche Ausgabe

Lire en brésilien : INCÊNDIO EM PARIS – Bairro Notre-Dame – por Benoît Duteurtre – 30 de Abril de 2019 – Le Monde diplomatique Brasil

 

Quartier Notre-Dame

Nicolas de Staël. — « La Cathédrale », 1954 © ADAGP, Paris, 2019 – Photo : René-Gabriel Ojéda – Musée des beaux-arts, Lyon – RMN-Grand Palais

Écoutez l’article lu par Arnaud Romain :

 

J’ai eu le bonheur, un soir, de gravir un escalier de pierre jusqu’à l’orgue de Notre-Dame où l’organiste et compositeur Thierry Escaich devait donner un concert. Nous l’avions rejoint avec quelques amis pour la répétition et nous avions passé deux heures sous cette voûte immense, seuls dans la cathédrale après l’heure de la fermeture. Thierry jouait, improvisait sur cet instrument extraordinaire conçu par le génial Aristide Cavaillé-Coll, et je contemplais les galeries surplombant la nef avec l’impression délicieuse de rencontrer à la fois le monde médiéval, l’histoire religieuse, l’histoire littéraire (Quasimodo devait se nicher quelque part) et l’histoire musicale, si présente dans cette église où le célèbre Louis Vierne était mort en jouant sur ce même orgue, un jour de 1937.

Vivant dans l’île de la Cité depuis trente ans, j’ai toujours eu l’impression d’habiter le « quartier de Notre-Dame » et je me suis souvent arrêté dans la cathédrale pour en savourer l’ombre, l’espace et les parfums d’encens. Les touristes nombreux n’empêchaient pas, alors, de déambuler d’une chapelle à l’autre devant un assortiment de tableaux et d’objets religieux, de cierges porteurs de foi ou de superstition. Souvent, des offices étaient en cours dans le chœur, comme si la cathédrale des badauds entourait celle des dévots, mais l’immensité du lieu rendait possible cette cohabitation entre l’église et le forum. J’admirais les rosaces du transept, puis les baroqueries du chœur, si décalées de la géométrie gothique. Un peu plus tard, sur le parvis, je jetais un œil sur la pierre indiquant le « point zéro des routes de France ».

D’une promenade à l’autre, j’ai appris à aimer Notre-Dame sous tous les angles ; et d’abord, du côté de la rue Chanoinesse, en abordant sans recul cette muraille de sculptures et de gargouilles — au contraire de la perspective spectaculaire qu’offre la grande place dégagée par Haussmann. Sur la berge de la rive gauche, le long du petit bras de Seine, la cathédrale révèle toute sa splendeur dans la végétation fleurie — et même l’hiver, au-dessus des arbres nus où croassent les corbeaux et où pépient les moineaux. Plus loin, du pont de Sully, elle se dresse comme une vigie au cœur de Paris. Et, si l’on descend la rue Beaubourg en direction de l’hôtel de ville, il semble alors qu’elle s’élève peu à peu, surplombée par ce toit extraordinaire — qui a brûlé le 15 avril —, et qu’elle domine le quartier tout entier, comme si les immeubles de la Cité n’étaient que de petits personnages au pied d’un vaisseau.

Aux beaux jours, je vais chercher l’ombre au square Jean-XXIII, merveilleux jardin niché sous les arches de pierre qui descendent en volutes au chevet de la cathédrale. Les feuillages y assurent en plein été une délicieuse fraîcheur — agrémentée par l’écoulement de la fontaine néogothique. Et quelquefois encore, dans le kiosque à musique, une fanfare suédoise ou de la marine française donne un récital, augmentant encore le plaisir qu’on éprouve ici, entre rive droite et rive gauche, à la croisée des bras de la Seine, dans cette pure beauté urbaine.

Les choses ont changé, pourtant, au fil des ans, transformant toujours davantage ce quartier en bastion de l’industrie touristique. Ce fut d’abord la reconversion accélérée des derniers magasins en boutiques de souvenirs et restaurants faussement typiques ; puis l’arrivée des voitures de transport avec chauffeur (VTC), vélos-taxis et autobus à étage proposant, en anglais, la traversée de Paris. Toujours plus nombreuses, des Asiatiques en robe de mariée venaient se faire photographier sur le pont de l’Archevêché, cultivant une vision kitsch du « romantisme » parisien — pourtant dégradé par les cadenas accrochés aux grilles du pont : curieux symbole d’amour qui a contraint la municipalité à remplacer les anciennes rambardes.

Le vrai changement, toutefois, pour les habitants du quartier comme pour beaucoup de Français, s’est produit à la suite des divers attentats, qui ont entraîné un contrôle systématique des visiteurs de Notre-Dame. L’entrée rapide et fluide par le portail a cessé pour toujours au profit d’une très longue file d’attente jusqu’au milieu du parvis, et j’ai dû renoncer aux petites haltes sur les bancs de la cathédrale. Les alertes à la bombe se sont multipliées elles aussi, à la faveur de sacs oubliés, et j’ai compris que le climat de l’époque n’était plus à la plaisanterie, que les périmètres de sécurité devaient s’étendre sans limites, et l’autorité se montrer, fusil à la main. Récemment encore, ma rue tout entière a été fermée à cause d’un colis suspect, très loin sur le parvis. Et, comme je tentais de négocier pour accéder à mon immeuble, juste derrière la barrière, une jeune policière m’a répondu sans aménité : « Si ça ne vous plaît pas, vous n’avez qu’à changer de quartier. » Mais ces mesures valent aussi pour les visites de personnes importantes, comme les époux Obama, de passage avec leurs enfants, si bien qu’il avait fallu, là encore, attendre qu’ils fussent partis pour accéder à mon immeuble.

En 2017, M. François Hollande et Mme Anne Hidalgo présentaient un projet de rénovation de l’île de la Cité. Il vise à transformer le quartier en grande base touristique et commerciale à la faveur des départs du palais de justice, de la préfecture de police et des activités hospitalières de l’Hôtel-Dieu. Il est envisagé, par exemple, de recouvrir d’une cloche en verre le ravissant marché aux fleurs pour y développer des animations. Au même moment, la marchande de la rue d’Arcole a fermé sa vieille boutique pleine de journaux et d’images pieuses, ultime témoignage du temps où ce quartier était un lieu de pèlerinage plutôt qu’une étape entre la tour Eiffel et Disneyland Paris. Son fonds de commerce a été racheté par Häagen-Dazs. Dernièrement encore, la préfecture a fermé plusieurs grilles du square Jean-XXIII : il s’agissait de lutter contre les détrousseurs de touristes qui utilisent ce passage pour s’enfuir. Du coup, les habitants ont été punis et j’ai traversé moins souvent ce jardin, où la mairie, d’ailleurs, a cessé d’entretenir la fontaine, presque toujours à sec.

Début avril, j’ai observé la flèche entourée d’immenses échafaudages et songé, un peu triste, que je ne la reverrais plus avant longtemps… mais que, sans doute, les experts et les ordinateurs avaient fait le bon choix, eux aussi, en sécurisant le fragile monument planté là depuis cent cinquante ans. Enfin, lundi 15, vers sept heures du soir, débouchant de l’étroite rue de Bièvre avec quelques commissions, je suis arrivé quai de la Tournelle et j’ai aperçu des centaines de touristes brandissant leurs portables pour faire des photos sur le pont de l’Archevêché. Je me suis étonné de cette multitude, quand bien même il s’agit d’un des points de vue les plus célèbres du monde. Soudain, tournant la tête, j’ai découvert ces grandes flammes qui s’élevaient des échafaudages. L’incendie commençait à se propager, attisé par le vent, et j’ai ressenti une angoisse terrible qui ne tenait pas au danger, mais à la violence de ce déchaînement du feu sur le monument radieux dans le ciel bleu du soir. Affolé, je me suis demandé comment les pompiers pourraient accéder là-haut, puis j’ai accéléré le pas en songeant par expérience : « Il faut vite rentrer, ils vont boucler le quartier. » De fait, la police a débarqué une heure plus tard dans mon immeuble — pourtant fort éloigné de l’édifice — et a tambouriné pour nous prier de rejoindre un gymnase et l’inévitable cellule d’assistance psychologique ! J’ai préféré faire le mort et passer cette nuit dans la clandestinité, tandis que les pompiers maîtrisaient peu à peu le sinistre et que l’immense colonne de fumée s’estompait. Mais je suis resté en état de choc, saisi par le cataclysme qui frappait si près de moi le cœur de Paris.

Les jours suivants, tandis que le drame tournait en boucle dans les médias, l’île de la Cité s’est transformée en camp retranché, accessible seulement avec une pièce d’identité. Les stations de métro ont fermé et les moindres déplacements sont devenus extraordinairement difficiles. L’étendue du périmètre de sécurité, dépassant de très loin les abords de Notre-Dame, a entraîné sur les deux rives des embouteillages monstres, comme si l’autorité entendait prendre des dispositions à la mesure de l’événement. Quand la maire de Paris et le ministre de l’intérieur ont effectué une visite du site, mes voisins se sont vu prier de patienter hors de l’île avant de rentrer chez eux. J’ai pensé, alors, que nous vivions dans un monde étrange où l’obsession sécuritaire n’empêche pas une charpente vieille de huit siècles de partir en fumée, et où les touristes n’ont jamais été aussi nombreux à se masser sur les quais pour photographier la cathédrale calcinée dont la simple vision me retourne le cœur.

Je me réconforte en songeant que cet incendie épouvantable semble avoir épargné le grand orgue, que j’espère entendre à nouveau. Puis je retourne vers Notre-Dame par la petite rue Massillon, où la muraille moyenâgeuse se dresse toujours avec ses gargouilles, comme si rien n’avait changé. Une consolation encore : durant ces jours où l’île était interdite, sauf aux résidents, deux ou trois cafés à touristes ont ouvert leur terrasse pour les voisins et ranimé une place de village à deux pas de la cathédrale blessée.

Benoît Duteurtre

Écrivain. A publié récemment En marche ! Conte philosophique, Gallimard, Paris, 2018.

Lire aussi :

À lire : « La cité heureuse » (Fayard, 2007).

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