« Suzy Delair, la doyenne des comédiennes, est morte » Par Benoît Duteurtre dans Le Point du 16 mars 2020.

Dernière survivante du « Quai des Orfèvres » et de « L’Assassin habite au 21 », l’interprète d’« Avec son tra la la » s’est éteinte à 102 ans.
Par Benoît Duteurtre

   Voici quelques années, un de ses admirateurs avait cru bon de la saluer dans un article intitulé La Doyenne. Oubliant l’hommage, Suzy Delair s’était fâchée, elle qui, à 90 ans passés, demeurait une femme extraordinairement vive. En 2017, après la disparition de Danielle Darrieux, elle est pourtant devenue, bel et bien, la doyenne du cinéma et du music-hall français. Elle vient de s’éteindre dimanche 15 mars à l’âge de 102 ans, mais son nom figure déjà dans l’Histoire, notamment pour le rôle de Jenny Lamour dans Quai des Orfèvres (1947), souvent classé parmi les chefs-d’œuvre du cinéma ; ou pour sa merveilleuse interprétation de La Vie parisienne d’Offenbach dans la célèbre version de la compagnie Renaud-Barrault. Et on éprouve un léger vertige en songeant que cette femme qui vient de nous quitter avait joué le premier rôle féminin… du dernier Laurel et Hardy ! Quant à tous ceux qui la connaissaient, ils ne sont pas près d’oublier le tempérament de cette Parisienne à l’esprit rapide, aux mots bien trouvés, à l’amitié exigeante et fidèle, et à la mémoire extraordinaire qui résumait un siècle d’histoire du spectacle.

Peut-être était-elle, d’ailleurs, la dernière représentante d’un type de Parisienne populaire, piquante, insolente, vivant pour la scène mais aussi pour l’amour, comme l’avaient été Mistinguett ou Yvonne Printemps. Fille d’un artisan et d’une couturière, Suzanne Delaire (de son nom d’état civil) avait grandi dans cette ville où elle avait commencé dès les années trente, encore adolescente. « Petite femme » d’opérette, aux Bouffes Parisiens et au Châtelet, elle avait cultivé son double talent d’actrice et de chanteuse. Elle partageait alors une chambre avec la jeune Darrieux, sa presque jumelle ; mais celle-ci était devenue vedette à quatorze ans, tandis que Delair enchaînait les petits rôles. Sa rencontre avant-guerre avec Henri-Georges Clouzot allait tout changer. Devenue sa compagne, elle passe en haut de l’affiche dans Le Dernier des six en 1941, puis L’Assassin habite au 21 en 1942. Cette même année, elle figure parmi les invités du très contesté voyage officiel des artistes en Allemagne où elle accompagne Darrieux, Albert Préjean ou Viviane Romance.

   La fin des années quarante et le début des années cinquante voient culminer sa carrière cinématographique avec des films comme Quai des Orfèvres (et sa fameuse chanson du « tralala »), Pattes blanches de Jean Grémillon (1949), Lady Paname d’Henri Jeanson (1950), Le Couturier de ces dames en duo avec Fernandel (1955), Gervaise de René Clément (1956), et même Rocco et ses frères de Visconti (1960) où son apparition est aussi brève que remarquée. Elle se sépare de Clouzot, mais poursuit activement sa carrière musicale (celle qu’elle préfère peut-être), enchaînant tours de chant, disques et opérettes. C’est ainsi qu’à Nice, en 1948, elle interprète devant Louis Amstrong C’est si bon – chanson qui n’a pas encore connu le succès et que le trompettiste reprend pour en faire un tube mondial. Elle est également tête d’affiche de revues à l’ABC, Bobino ou l’Européen. Et quand elle joue en 1958 le rôle de Métella dans La Vie parisienne, puis dix ans plus tard La Périchole au théâtre de Paris, tous s’accordent pour la désigner comme une offenbachienne hors pair.

Suzy Delair était une artiste exigeante, traqueuse, perfectionniste, au caractère parfois difficile ; c’est pourquoi elle a préféré, progressivement, s’éloigner de la scène et des plateaux. Sa tonicité n’a rien perdu pour autant, comme on le voit dans Rabbi Jacob, son dernier rôle marquant d’épouse dentiste et survoltée. Elle n’a pas eu d’enfants mais elle demeurait pour ses proches une amie incomparable par sa personnalité, son intelligence et sa mémoire capable de restituer mille anecdotes précises sur le music-hall d’avant-guerre. En 2006, Renaud Donnedieu de Vabres l’avait promue Officier de la Légion d’honneur. En 2007, avec tous ses amis, elle fêtait ses 90 ans au Fouquets. Dommage que les César ne lui aient jamais rendu l’hommage que sa carrière méritait. Depuis quelques années, très fatiguée, elle s’était retirée dans une maison de retraite du 16e arrondissement où ses proches ont fêté ses 100 ans, le 31 décembre 2017, avant qu’elle s’éteigne peu à peu dans la discrétion, mais toujours lucide.

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