« Ma vie extraordinaire » , roman de Benoît Duteurtre par Etienne de Montety dans Le Figaro n°23823 Cahier n°4 du jeudi 25 mars 2021

Le côté des Vosges

IL Y A chez Benoît Duteurtre, comme chez Proust enfant, un côté de Méséglise et un de Guermantes : le côté du Havre et celui des Vosges. Or c’est près de Gérardmer, où son grand-père maternel avait ses attaches, que le jeune Normand s’est largement construit, dans le silence et les promenades. Depuis Les Pieds dans l’eauL’Été 76, Livre pour adultes, Benoît Duteurtre dissimule derrière le mot roman un authentique cycle autobiographique: on y trouve l’aïeul Coty à la fois prestigieux et encombrant, la bourgeoisie provinciale des années 1970, cultivée, ouverte et malmenée par un vent de révolte : le jeune Benoît n’y a pas échappé. Mais il en est revenu, lui qui évoque sans complaisance excessive ses années de bohème et de transgression. Ma vie extraordinaire est un titre en forme d’antiphrase pour des Mémoires buissonniers : rien que de très banal dans ces vacances vosgiennes. L’oncle Albert, la tante Rosemonde, couple issu de la Résistance et resté sans enfant, lui sont durant plusieurs étés une province et beaucoup davantage. C’est pourtant avec eux, chez eux, qu’il a observé un monde figé dans le temps, se faisant subitement happer par la modernité touristique et écologique. Les lecteurs de Duteurtre le savent, ce tournant nourrit aujourd’hui son désarroi et parfois son ire. On vérifie d’ailleurs à quel point cette terre de l’Est, moins avenante que Sainte-Adresse ou Étretat, est l’humus de nombre de ses livres : La Rebelle, Chemins de fer, La Nostalgie des buffets de gare, En marche !. Tous ces titres ont les accents d’un adieu à l’enfance, en larmes.

Plus pittoresque, sa carrière de producteur à Radio France : notre auteur est spécialisé dans la musique de genre, l’opérette, le music-hall – façon de faire un pied de nez aux snobs de la musique contemporaine. Là le mémorialiste se fait portraitiste de la plus belle couleur pour peindre des figures déjà bien oubliées, à qui il redonne vie et intérêt. Il y a l’inénarrable Suzy Delair, le spirituel Marcel Schneider, Jean Françaix, Jean Hubeau, entre autres figures de cette IVe République culturelle, époque dont on sait depuis son récit sur l’affaire Le Troquer qu’elle a sa dilection. Passion pour les anciens, dira-t-on. C’est vrai. Mais Duteurtre est doué pour l’amitié comme d’autres le sont pour la clarinette. Écrivains célèbres ou musiciens oubliés, il aime prendre du temps avec eux, et collectionner les souvenirs. Il l’écrit sans ostentation, ses amis s’appellent Houellebecq, Kundera… Cher Duteurtre, est-ce assez chic de skier avec Jean-Jacques Sempé… Le livre des amitiés est un classique dans une oeuvre. Il en est un autre, plus rare et périlleux : le livre de l’amour. Pour la première fois, Duteurtre explore ce sentiment longtemps resté inconnu pour lui, qui peut bien être délié de toute considération sexuelle, quoique notre époque s’en nourrisse ad nauseam. Il décrit ce bonheur, vite devenu une nécessité, d’avoir à ses côtés un être qui compte, pour qui on s’inquiète, pour qui on se réjouit, dont l’absence pèse, bref, quelqu’un qu’on aime. L’intéressé s’appelle Jean-Sébastien. Avec délicatesse et pudeur, Duteurtre écrit de belles pages sensibles sur ce pan de sa vie intime. Rien d’extraordinaire, n’était le regard que l’écrivain pose sur sa vie, mêlant émerveillement, reconnaissance et justesse de l’analyse ; ce qui l’est davantage.

MA VIE EXTRAORDINAIRE De Benoît Duteurtre, Gallimard, 323 p., 20 €.

LA CHRONIQUE d’Étienne de Montety

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