« 25 ans de musique » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1321 du 7 au 12 juillet 2022

Carte blanche

PAR BENOÎT DUTEURTRE

25 ANS DE MUSIQUE

Voici quelques jours, Marianne fêtait ses 25 ans avec ce qu’il faut de chansons, et cette atmosphère de guinguette me rappelait combien la musique a occupé une place d’honneur dans l’histoire de notre journal. Je ne connais pas d’autre magazine dont les réunions de bouclage se soient si souvent transformées en tour de chant autour d’un piano, chacun pouvant suivre les paroles dans des recueils concoctés pour l’occasion. Ces joyeuses soirées, inaugurées quand Marianne habitait encore passage de la Main-d’Or, se déroulaient sous la direction de quelques connaisseurs en refrains oubliés: tels Dominique Jamet ou Jean-François Kahn lui-même, rejoints par les invités d’un soir: Roselyne Bachelot en duo avec Marc Blondel, ou Claude Allègre dans une chanson de Brassens… Ce même goût s’est manifesté dès les premiers numéros où Yann Moix consacrait des pages enflammées à la variété française, tandis que je me passionnais pour l’accordéon qu’on allait célébrer, lors d’une fête, entre les murs du Balajo. Le tour de chant s’est prolongé rue René-Boulanger, sous la bénédiction aznavourienne de Maurice Szafran et, plus récemment, rue Broca, où Natacha Polony, dès sa nomination, a ravivé la tradition en publiant un numéro spécial intitulé « On n’oserait plus le chanter », répertoriant tous ces trésors de la chanson française que l’esprit woke rend désormais presque inaudibles.

J’y songeais en lisant le deuxième volume des Mémoires d’outre-vies de Jean-François Kahn, qui sont certainement les souvenirs de journaliste et d’intellectuel les plus imprégnés de musique. Après avoir écumé la presse parisienne et arpenté le monde comme reporter, celui-ci allait ainsi créer plusieurs émissions reliant le patrimoine de la chanson à l’histoire et à l’actualité: comme « Avec tambour et trompette » sur France Inter. Pour ces mêmes raisons, la musique et la chanson occupaient déjà, sous sa houlette, une place centrale aux Nouvelles littéraires (1977) puis à l’Événement du jeudi (1984) – fait notable quand les rubriques culturelles des magazines ont beaucoup de place pour les livres et pour le cinéma… et nettement moins pour la musique. Au contraire, l’EDJ allait parrainer quantité de spectacles pour son club des lecteurs, mais également amorcer dans le répertoire classique, avec le concours d’Alain Duault, des combats que Marianne continue à mener aujourd’hui: pour les genres oubliés ou dédaignés (l’opéra-comique, l’opérette, l’opéra historique), contre le snobisme des mises en scène prétendument déconstructrices (quand le Tout-Paris se pâmait devant un décor de Tchaikovski… qui s’était simplement effondré par accident), ou contre le dogmatisme stérile d’une prétendue avant-garde.

C’est pourquoi, sans doute, Jean-François Kahn, après avoir lu et soutenu mon Requiem pour une avant-garde, où j’attaquais la nomenklatura boulézienne, me téléphona en 1997 pour me proposer d’écrire sur la musique dans le nouveau journal qu’il souhaitait lancer. Je l’ai rejoint avec enthousiasme dès le premier numéro (quelques lignes sur les opéras de jeunesse de Verdi, souvent dédaignés). Mais je songe aussi que la musique demeure constitutive de l’esprit mariannesque, parce que ce magazine non cloisonné vit aussi des passions et des élans de ceux qui y contribuent: quand Frédérique Briard ou Myriam Perfetti nous font partager leur passion du rock, quand Anne Dastakian oublie l’Europe de l’Est pour nous révéler ses engouements opératiques, quand Périco Légasse relie gastronomie et mélomanie, quand Natacha Polony nous livre ses fleurons inconvenants de Magali Noël ou de Serge Gainsbourg, quand Jack Dion parle de Piaf ou Guy Konopnicki de Fréhel, quand Samuel Piquet s’indigne du sort réservé à un professeur de violoncelle au Conservatoire de Paris, et quand je me désole de l’évolution du concours Eurovision ou que j’invite à découvrir une jeune compagnie d’opérette… Marianne de ma jeunesse, comme disait Bécaud, est toujours là, vingt-cinq ans plus tard, pour dire que la musique ne se limite pas aux meilleures ventes ni aux premières chic, mais qu’elle continue à nous raconter le monde et à le chanter pour nous enchanter.

Lisez aussi la carte blanche précédente : « Propos déplacés » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1319 du 23 au 29 juin 2022

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.