Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE
BATAILLES DANS LA MONTAGNE
Ça chauffe sur les crêtes. Non seulement parce que le soleil, cette année, inonde la jolie route qui serpente entre les sommets vosgiens, mais aussi parce que les randonneurs sont mécontents et n’ont plus peur de le dire. Depuis le printemps, ils se retrouvent régulièrement là-haut pour entraver la circulation des motards, qui, selon eux, transforment ce merveilleux paysage en enfer. Après des années de colère rentrée, la tension grandit entre ces deux « communautés ». Avec une posture qui reflète bien notre époque, chacune invoque son style de vie, sa liberté et le respect qu’on lui doit, mais elles semblent définitivement irréconciliables.
Les motards, il faut le dire, sont vraiment nombreux. Ils viennent de toute l’Europe – de France, de Belgique, des Pays-Bas, mais plus encore d’Allemagne, où les autorités ont interdit leur circulation en Forêt-Noire, la montagne jumelle des Vosges. Du coup, il leur suffit de franchir le Rhin pour retrouver les mêmes grandes forêts, les mêmes prairies d’altitude, les mêmes lacs enchanteurs. Les motards, en effet, se voient comme des amoureux des grands espaces, leur façon d’aimer consistant à pétarader à 1000 m d’altitude par groupe de cinq, voire de dix véhicules dont les moteurs trop puissants résonnent d’un col à l’autre. Sans leurs casques, certains ont l’air de braves fonctionnaires, de couples en préretraite portés par le rêve américain d’Easy Rider. Mais le simple fait d’enfiler ces tenues de cuir et de se jucher sur d’énormes Harley-Davidson les transforme en barbares qui intimident leurs contradicteurs. Et quand la multiplication des motos entraîne une multiplication d’accidents dont ils sont les premières victimes, ils n’hésitent pas à incriminer le réseau routier insuffisamment adapté (certains réclamaient, voici quelques années, l’abattage des platanes le long des routes de France). Le motard possède en outre une certaine capacité de nuisance si on touche à ce qu’il considère comme sa dignité: sa communauté sait se rassembler, bloquer le trafic et faire vrombir ses machines en signe d’avertissement. La préfecture du Haut-Rhin avait bien essayé, à titre expérimental, d’interdire leur circulation sur une section de la route des crêtes. Elle a fait marche arrière dès les premières protestations des « motards en colère ».
Un peu plus haut, les randonneurs, en quête d’une autre nature, arpentent les sentiers qui dominent la vallée de Munster avec ses précipices, ses chamois, ses tourbières et ses fleurs sauvages. Rien n’y fait. Le week-end et pendant les vacances, le chant du monde est recouvert par le chant des carburateurs. On pourrait s’étonner du laxisme des autorités françaises en ces temps de prétendu développement durable. Mais la situation paraît plus inextricable encore si on écoute les patrons des fermes-auberges et autres gargotes disséminées sur la montagne. Ils vivent des randonneurs, mais aussi des motards, et voient d’un mauvais œil leur interdiction. Un responsable du parc naturel régional, à qui j’en parlais, me laissait entrevoir la complexité d’un problème face auquel les autorités se contentent de quelques contrôles routiers pour sanctionner les (nombreux) excès de vitesse. « D’ailleurs, ajoutait-il, si vous supprimez les motos sur les crêtes, elles iront chercher la nature plus bas, dans les vallées. » Je mesurais, en l’écoutant, toute la difficulté d’une époque où tant de groupes humains prétendent faire valoir leurs droits au détriment des autres. C’est pareil à Paris entre cyclistes, piétons, automobilistes, scooters, qui s’insultent et se montrent du doigt dans un face-à-face agressif, aggravé par la politique municipale: j’appelle ça le « communautarisme de la circulation ».
Un horizon possible: si la pollution sonore, tellement négligée dans notre société, est enfin réellement prise en compte; si les services compétents contrôlent et interdisent l’utilisation de moteurs trop bruyants, très en deçà des normes qu’on impose aux voitures – mais curieusement pas aux motos, comme si c’était leur nature que de faire du bruit pour bercer les papys bikers. Ainsi les motards pourraient circuler sans incommoder les promeneurs, qui les retrouveraient aux terrasses des fermes-auberges pour trinquer ensemble à la beauté du paysage.
86 / Marianne / 4 au 10 août 2022
Voir aussi la carte blanche précédente : « 25 ans de musique » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1321 du 7 au 12 juillet 2022
Carte blanche suivante : « Mon ami Sempé » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1327 du 18 au 24 août 2022