Art de vivre – « Hautes Vosges. La toundra alsacienne » Par Benoît Duteurtre dans Marianne du 18 août 2012

Se trouve-t-on sur le contrefort de l’Oural, aux portes de l’Asie centrale ? Pour ceux qui découvrent ces paysages inattendus, du sommet du Hohneck aux tourbières du val d’Orbey, l’analogie fait sens.

L’une des plus saisissantes beautés des Vosges est ce paysage des hautes chaumes qui recouvre la montagne, du col du Bonhomme au Grand Ballon. Si vous partez à la découverte de cet immense pâturage, surplombant les vallées et les forêts, votre regard sera d’abord attiré par la perspective vertigineuse des ravins plongeant vers l’Alsace. De ce côté de l’ancienne frontière (on reconnaît encore les bornes de 1870, avec le D allemand gravé dans la pierre), le massif primaire s’offre une allure alpestre. Un brusque dénivelé de plus de 800 m sépare les prairies d’altitudes des profondes vallées de Metzeral ou de Munster. Au pied du Hohneck, les sapins s’accrochent aux effondrements rocheux où les chamois ont trouvé d’imprenables refuges. Dans ce paysage souffle l’esprit de la haute montagne. Mieux encore, chaque hiver, ce bloc de granit se transforme en immense glaçon, couvert de plusieurs mètres de neige, si bien que les sommets vosgiens – sans pics saillants mais tout en grands aplats – se donnent, pour plusieurs mois, une allure de banquise. Il n’est pas rare, d’ailleurs, de trouver encore début juillet quelques névés dans le fossé du Frankenthal ou dans les sentiers du Kastelberg, juste au-dessus des eaux noires du lac de Shiessrothried.

Pourtant, quelle que soit la beauté du paysage des Vosges alsaciennes, ce serait une erreur de chercher ici le principal secret du massif. Car ce puissant spectacle tourné vers l’est n’a pas la singularité du paysage plus évasé qui s’étend à l’ouest, retombant sur 50 kilomètres vers la plaine lorraine. Par ici, les «ballons» aux sommets arrondis se répondent comme autant de courbes dans le lointain. Couverts de sapins qui donnent au paysage sa fameuse ligne bleue, ils forment l’une des plus vastes forêts de France, mais abritent aussi quantité de cours d’eau, de lacs et de marécages.

ÉTRANGES ÉTENDUES

La prairie des hautes chaumes, elle même, n’est pas seulement cette sorte d’alpage où paissent les troupeaux de vaches avec leurs clochettes, sur un chemin jonché par les fermes-auberges. Il faut s’éloigner un peu de la crête pour découvrir, en contrebas, des étendues bien plus étranges : ce sol humide des tourbières vosgiennes, recouvert de buissons ras, où la prairie n’a jamais pu s’établir. Les seuls arbres adaptés à ces lieux sont de petits bouleaux tordus par les intempéries, et quelques résineux incapables de pousser plus haut. Ce paysage, on l’a parfois remarqué, ressemble curieusement à celui de la toundra. Se trouve-t-on sur le contrefort de l’Oural, aux portes de l’Asie centrale ? Au-dessus du lac Blanc, du val d’Orbey et du village du Valtin, les tourbières recouvrent presque toute la montagne et portent de jolis noms : Gazon Martin, Gazon de Faing… «Gazon» pour désigner cette montagne rase et fleurie ; «faing» qui renvoie à la faigne (dialecte), cette terre humide impropre à l’agriculture.

Entre les eaux marécageuses, un entrelacs de plantes tapisse le sol. La brimbelle, la myrtille des marais, l’airelle rouge, la bruyère, l’andromède, les touffes herbeuses de scirpe et de linaigrette vaginée sont les pires ennemis du marcheur. Les pieds ne trouvent pas d’appui dans ce maillage épais. Par endroits, la terre se donne des airs de sables mouvants. Il est presque impossible de se frayer un chemin sur ce territoire, d’ailleurs protégé. Seuls les amoureux des espèces rares s’aventurent à la recherche du grand tétras, un gallinacé en voie de disparition. Dommage que la route des crêtes, en contrebas, soit envahie presque chaque week-end par des hordes de motards qui n’ont pas trouvé de meilleur endroit pour respirer le grand air et imposent leur bruit d’enfer aux portes du paradis. Mieux réglementée, la circulation en Forêt-Noire, toute proche, interdit ce genre d’intrusion, ce qui provoque par contrecoup l’afflux des deux-roues allemands, alsaciens et vosgiens dans ce parc naturel régional où l’administration semble redouter de ruiner les buvettes en protégeant la nature.

PAYSAGES VIERGES

Il n’est heureusement pas trop difficile de s’isoler davantage en pénétrant dans l’immense forêt de sapins, de hêtres et d’épicéas, qui dévale les pentes vosgiennes avec une sauvagerie magnifique : torrents, cascades, arbres géants, ravins, taillis où l’on trouve cerfs, chevreuils, lynx et sangliers. Au gré des chemins, le promeneur avisé (muni de sa carte d’état-major) débouchera, à 1 000 m d’altitude, dans de vastes clairières où les tourbières se donnent parfois des allures de petits lacs. Après la toundra des sommets, nous voici au Canada, ou peut-être dans les Adirondacks, au coeur d’un paysage entièrement vierge. Les ruisseaux dévalent partout entre les conifères, pour arroser le lac de Blanchemer, le lac de Retournemer… où il n’est pas forcément agréable de mettre le pied, à cause de la vase !

Dans l’immense clairière qui jouxte l’étang de Bellebriette, au pied des sommets, on a le sentiment de découvrir un cirque sauvage, une contrée inexplorée. Puis on finit par trouver les ruines d’anciennes fermes, témoins de la vie très austère qu’y menaient autrefois les paysans, pour quelques arpents de prairie humide au-dessus des marais. Aujourd’hui encore, ces grands lits de verdure demeurent presque infranchissables – on s’y enfonce jusqu’aux genoux, ce qui dissuade toute velléité d’aménagement touristique. Le rude climat se charge de faire le reste. Mais les amoureux savent quel paradis cela peut devenir, quand éclosent les fleurs au printemps, ou quand les feuillages prennent leurs couleurs d’automne sous un rayon de soleil au bord de l’eau vive.

Benoît Duteurtre

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.