« Sans papiers » Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1301 du 17 au 23 février 2022

Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE

SANS PAPIERS

Mon passeport et ma carte d’identité arrivant à expiration, l’heure est venue de renouveler mes papiers. Je me doutais que ce ne serait pas une partie de plaisir, comme chaque fois que je retourne dans ce labyrinthe kafkaïen où se déroulent mes relations avec les services dématérialisés par le truchement d’identifiants, de mots de passe et de touches « étoile ». J’ai donc commencé par taper sur mon ordinateur les mots-clés « Paris » et « papiers d’identité », qui m’ont conduit sur le site municipal censé me proposer un rendez-vous. Une première alerte, sur la page d’accueil, m’a aussitôt informé qu’« en raison de la crise sanitaire, la plupart des demandes de titres de 2020 ont été reportées en 2021, créant une très forte affluence dans tous les services titres d’identité de France ». Il me semblait pourtant qu’on était en 2022. J’ai néanmoins cliqué sur un autre lien pour accéder à l’agenda, où j’espérais trouver une petite place. Sur la page suivante, la réponse était plus claire encore: « Aucun rendez-vous n’est actuellement disponible. » Ni d’ailleurs « sur les cinq prochaines semaines ». Misant sur le fait que cette forte affluence devait quand même permettre quelques rendez-vous «mis en ligne chaque jour en fin de matinée », j’ai tenté de nouveau ma chance le lendemain, puis le surlendemain et la semaine suivante, pour aboutir chaque fois à cette conclusion : « Aucun rendez-vous n’est actuellement disponible. »

Restait la perspective du contact humain, quand bien même une autre mention m’avertissait que «les téléconseillers du 3975 n’ont pas davantage de créneaux disponibles à vous proposer que ceux affichés sur ce site ». Désireux d’en savoir plus, j’ai emprunté le chemin des voix enregistrées et cliqué sur « dièse » pour aboutir enfin à une véritable voix humaine, sincèrement désolée de me confirmer qu’elle ne pouvait rien faire. Rien de plus que n’importe quel téléconseiller soumis à des processus automatisés… C’est ainsi, selon toute vraisemblance (et cela bien que j’aie suivi le conseil d’« anticiper au maximum »), que je me retrouverai prochainement « sans papiers », dans l’impossibilité de voyager ou de justifier mon identité comme l’exige la loi.

Un souvenir, alors, m’a envahi l’esprit. C’était il y a longtemps, très longtemps, dans un passé que les plus jeunes auront peine à imaginer. Je m’étais rendu près de chez moi à la mairie du IVe arrondissement pour renouveler mes papiers, muni des pièces nécessaires. Après une légère attente, une hôtesse m’avait reçu au guichet pour préparer ma demande, et j’avais récupéré mon passeport trois semaines plus tard. Tout semblait simple dans un pays prospère et civilisé offrant aux citoyens des services imparfaits mais relativement efficaces. Pourtant, au fil des années suivantes, tout a commencé à se compliquer au gré des réformes locales et nationales. Le service des titres d’identité a disparu des petites et moyennes mairies, comme celle du IV, obligeant à se déplacer plus loin, à moins d’affronter de longues files d’attente à la préfecture de police – où l’on pouvait au moins rencontrer un préposé pour déposer sa demande. Plus tard, en 2017, l’administration Hollande, poursuivant les objectifs de la RGPP (révision générale des politiques publiques), a présenté comme un bienfait pour tous la « déterritorialisation » des services, permettant de renouveler ses papiers dans n’importe quelle mairie française. Allais-je vraiment devoir faire des kilomètres pour procéder à cette formalité, loin de la capitale, où les services compétents se voyaient de plus en plus engorgés ? Le rendez-vous en ligne a semblé simplifier la question. Mais, en cet hiver 2022, Internet ne connaît plus qu’une réponse répétée jour après jour: « Aucun rendez-vous n’est actuellement disponible. »

Je veux bien croire qu’il s’agit d’une défaillance provisoire et que je parviendrai à récupérer, in extremis, ma nouvelle carte biométrique. Je ne puis toutefois m’empêcher d’observer cette tendance plus générale: l’éloignement et le regroupement des administrations, la mise en ligne des moindres activités au détriment des services de proximité qui constituaient la meilleure raison d’être de notre coûteuse fonction publique. Plus compréhensible, en tout cas, que cette page web désespérante et que l’impuissance de mes interlocuteurs.

Carte blanche précédente : « Au pilori » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1299 du 3 au 9 février 2022

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