Carte blanche
PAR BENOÎT DUTEURTRE
ÉTÉ 2050
Sur les plages de Normandie, les vacanciers ont changé leurs habitudes. Finis, les bains rapides qu’on prend sous le vent frais avant de se rhabiller en hâte. Dorénavant, les touristes passent de longues journées sur le sable et, parfois, vont se tremper quelques instants dans la Manche, qui dépasse les 25 °C.Derrière les dunes, on entend le bruissement des cigales, désormais aussi familières dans le Calvados et dans la Seine-Maritime que sur les rivages méditerranéens. Elles prolifèrent dans la végétation de garrigue qui, en quelques décennies, s’est développée dans les bois et les jardins au détriment des talus gras et des massifs d’hortensias. Des lézards prennent le soleil sur les pierres sèches et semblent avoir suivi le même mouvement vers le nord. Mais quand vient la fin de l’après-midi, la symphonie des élytres se voit couverte par un chant nouveau; celui des paillotes et de leurs soirées festives, qui se multiplient de Deauville à Cabourg et jusqu’aux plages du Débarquement. Une jeunesse dénudée s’y retrouve sur le sable pour danser dans les nuits chaudes. Les tenants des établissements, venus du Languedoc et de la Riviera, ont dû apprendre à jouer avec la marée et choisir des emplacements sûrs et des constructions faciles à déplacer au gré des tempêtes qui soufflent encore, une fois passés les mois arides de l’été.

Autant le dire: je n’ai pas regretté de vendre ma maison de la Côte d’Azur pour suivre cette migration. Notre village sur la « grande bleue » s’était transformé en désert maritime. D’incendie de forêt en sécheresses à répétition, il commençait à rappeler certains rivages du Sahara. Même les amoureux des grosses chaleurs n’en pouvaient plus. L’eau douce manquait partout. La mer trop chaude était infestée de méduses et d’espèces venimeuses. On se demandait ce qu’on faisait tous à griller sous un soleil de plomb qui ne laissait pas même le répit d’un peu de fraîcheur nocturne. Quant aux piscines où chacun pouvait encore se rafraîchir, leur utilisation s’est vue interdite par les restrictions. Beaucoup se sont alors demandé pourquoi avoir tant misé sur une terre devenue hostile et qui n’offrait guère mieux que la canicule des grandes villes… à laquelle on cherchait à échapper. Comme souvent dans l’Histoire, quelques riches Britanniques ont donné le signal. Ceux-là mêmes qui avaient adopté la Côte d’Azur au XIXe siècle et séjournaient chaque hiver d’Antibes à Menton se sont repliés sur les côtes anglaises, galloises, irlandaises, voire écossaises, qui ont connu soudain une extraordinaire faveur et vu exploser leur marché immobilier. C’est là, à quelques lieues de Londres, qu’ils profitent à présent d’un climat plus favorable. D’autres propriétaires, suivant leur exemple, ont découvert l’exquise douceur du nord de la France: celle des dunes du Pas-de-Calais, de la baie de Somme, des falaises normandes ou des criques des Côtes-d’Armor, tout un paradis de la douceur de vivre où les prix ont été multipliés par dix, tandis que les prairies se transformaient en villages de vacances et que les fermes de Maupassant, entre leurs talus desséchés, accueillaient des festivals de théâtre et des opéras de plein air.
Quand je ne me prélasse pas sur la plage, je vais à la pêche ramasser des rascasses ou des oursins, de plus en plus nombreux entre les rochers. Muni d’un masque de plongée, je rends visite aux poissons multicolores arrivés des îles tropicales. Puis je vais me promener dans ces champs qui, autrefois, accueillaient les grands troupeaux de vaches exilées vers des contrées plus humides. Le parfum de la lavande a remplacé celui du purin sur ces chemins où je m’égare agréablement. Soudain, je parviens devant le lit d’une rivière, et je me souviens qu’il s’agit de la Touques, celle qui se jette à Trouville. Je n’aurai guère de peine à la traverser, car elle se transforme l’été en oued marocain qu’on peut descendre à pied sur un lit de pierres sèches. Remontant sur une petite butte, j’aperçois le vaste paysage de la baie de Seine entre les pins parasols. Des yachts somnolent au loin dans l’eau bleue, venus de Grèce, d’Italie, d’Espagne et d’autres rivages devenus infréquentables. Les vrais amateurs de fraîcheur normande, eux, sont partis plus loin vers le nord et se baignent désormais dans les fjords norvégiens.
86 / Marianne / 1er au 7 septembre 2022
