« Opéra de quatre sous » – Carte blanche à Benoît Duteurtre dans Marianne n°1356 du 9 Mars 2023

Carte blanche

PAR BENOÎT DUTEURTRE

OPÉRAS DE QUATRE SOUS

Les coupures d’électricité annoncées n’ont pas eu lieu. Mais la hausse des coûts de l’énergie a frappé plusieurs Opéras, contraints de réduire leur programmation. En février, celui de Rouen annonçait plusieurs semaines de fermeture en raison du contexte inflationniste, tandis que l’Opéra de Strasbourg réduisait le nombre de ses représentations et que celui de Montpellier reportait la production des Scènes de Faust, de Schumann. On ne pleurera pas dans les chaumières, où l’art lyrique passe pour le divertissement élitiste par excellence et où l’annulation d’une représentation du magnifique Conte du tsar Saltan, de Rimski-Korsakov, passera presque inaperçue… Sauf que ce vent mauvais qui souffle sur l’opéra ne fait qu’aggraver une tendance plus ancienne visant à remettre en question, au nom de la lutte contre l’élitisme, un genre longtemps considéré comme le sommet de l’art musical.

Rappelons, à ce propos, que celui-ci ne fut pas toujours inaccessible et que, dans la France d’avant la Seconde Guerre mondiale, de très nombreuses villes, grandes ou moyennes, possédaient leur théâtre à l’italienne et leur saison lyrique, attirant ( tous les passionnés qui venaient entendre Faust, Carmen ou la } Bohème. L’Allemagne seule a conservé un tel terreau avec ses 80 Opéras permanents… contre une vingtaine en France. Car, chez nous, dès les années 1950, nombre d’édiles voulaient délaisser ces institutions coûteuses certains s’imaginant I que l’enregistrement allait remplacer la musique vivante. C’est contre cette tendance qu’André Malraux créa la Direction de la musique, confiée au compositeur Marcel Landowski, qui allait déployer son énergie à motiver les élus locaux et à renforcer les maisons d’Opéra existantes par des financements croisés de l’État, des villes et des régions. Cette politique allait se poursuivre sous Jack Lang, fidèle au même présupposé à savoir que les grandes œuvres constituent une richesse commune qui doit être rendue accessible, mais aussi la base d’une activité artistique locale, avec ses corps de métier – chœurs, orchestre, ballet -, s’ajoutant à tout le tissu artisanal et industriel du pays!

Cette conception, pourtant, se voit sérieusement bousculée depuis le début du XXIe siècle. Une vision nouvelle de la politique culturelle balaie toute hiérarchie des arts et considère qu’un genre patrimonial comme l’opéra, goûté par un public restreint, ne saurait absorber la majeure partie des subventions. C’est pourquoi les théâtres sont incités à ouvrir davantage leurs portes; ce qu’ils font, d’ailleurs, en accueillant toute sorte de publics. Mais certains maires, spécialement chez les Verts, entendent aller plus loin en réduisant les financements de la musique classique : tel Éric Piolle, dès son élection à Grenoble, avant que la ville de Lyon n’ampute le budget de son Opéra et que Bordeaux ne veuille à son tour « questionner » des institutions culturelles supposément trop bourgeoises. Jugés plus démocratiques, les événements festifs et les pratiques amateurs fédèrent la population à moindre coût. Seconde raison: le désengagement continuel de l’État, qui, sous prétexte de décentralisation, a fini par laisser aux acteurs locaux la charge du financement au gré de leurs bonnes volontés. Quelques-uns font de l’opéra une priorité, d’autres remettent cette place en question. Loin de sa vocation initiale, le ministère de la Culture encourage le regroupement des scènes au nom des économies d’échelle. Il réserve ses efforts à l’Opéra de Paris ou au Festival d’Aix-en-Provence, devenus les alibis d’un art dispendieux jusqu’à l’excès pour satisfaire les visions des metteurs en scène et les cachets des stars. À ces deux raisons s’est ajoutée la récente offensive woke lancée contre le répertoire lui-même, qui permet de dénoncer les Indes galantes comme racistes, de fustiger les stéréotypes de Casse-Noisette ou de bidouiller Carmen dans une perspective féministe.

Je ne vois donc rien d’étonnant à ce que les pouvoirs publics choisissent les maisons d’Opéra comme terrain d’économies possibles. La crise énergétique ressemble à un alibi chez ceux qui, depuis longtemps, jugent l’art lyrique trop cher, trop confidentiel, et en profitent pour le mettre à nouveau sur la sellette – balayant toutes les ambitions qui guidèrent longtemps la « politique musicale ». ■

86/Marianne /9 au 15 mars 2023

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