SPÉCIAL UCHRONIE « Et si la justice aussi appliquait des quotas » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1240-1241 du 18 au 31 décembre 2020

SPÉCIAL UCHRONIE Société Et si la justice aussi appliquait des quotas?

Pour lutter contre le racisme institutionnel et la structure ségrégationniste de notre société, les raids policiers s’abattent sur les quartiers chics de la capitale. PAR BENOÎT DUTEURTRE*

Encore hébétée par ce qui lui arrivait, Anne-Charlotte s’était pourtant redressée, spontanément, quand les policiers l’avaient poussée dans une salle voûtée où plusieurs dizaines de personnes attendaient, assises sur des bancs ou accroupies par terre. Toutes, par leur allure, leur coupe de cheveux, leurs vêtements, leurs bijoux, lui rappelaient un monde qui était le sien ; et elle avait arboré un sourire forcé, comme si elle retrouvait des amis dans un cocktail. Elle ne tarda pas d’ailleurs à apercevoir, là-bas… Mais oui, c’était bien Guillaume, cet ancien copain de Sciences-Po qu’elle voyait l’été, au Cap-Ferret. Il n’avait pas échappé, lui non plus, à l’ardeur des patrouilles lancées depuis deux jours dans ce que certaines voix désignaient comme la « rafle du VIe » : une opération lancée dans le plus cher arrondissement de Paris en application de la « loi pour une justice équitable » votée l’année précédente. Certaines associations jugeaient son application trop timide; c’est pourquoi la police avait été priée de traduire le texte en chiffres – n’en déplaise aux détracteurs, qui dénonçaient une nouvelle « loi des suspects ». La majorité préférait y voir un acte en faveur de l’égalité. D’où cette réclusion d’une centaine de citoyens bon chic bon genre dans une salle de l’ancien Palais de justice réquisitionnée pour l’occasion, en attendant leur transfert vers une cour qui siégeait sans interruption.

Les policiers ayant refermé la lourde porte, Anne-Charlotte s’avança sans pouvoir s’empêcher d’adresser d’aimables saluts à ceux qui la regardaient. Mais elle se sentait surtout dépassée par les circonstances et marcha vers Guillaume, qui la reconnut à son tour, tendit les bras, l’air désolé, et la serra contre lui avec une compassion qui renforça son inquiétude. Elle refusait pourtant de prendre les événements au tragique et se rappelait les mots de sa mère: «Les choses finissent toujours par s’arranger»; puis elle demanda:

« Qu’est-ce qu’ils te reprochent, au juste ? »

Guillaume la regarda, consterné, avant de répondre:

« Il semble que j’aie traversé hors des clous, rue Jacob. Je n’ai pas fait attention mais, soudain, un fourgon de police m’a foncé dessus. Ils sont sortis, m’ont plaqué contre une voiture, menotté et lancé quelques phrases désagréables du genre: « Vous ignorez les règles ? C’est parce que

vous habitez Saint-Germain-des-Prés que vous vous croyez tout permis ? » »

Il la dévisagea, encore incrédule, avant de préciser:

« Maintenant, j’attends le jugement en comparution immédiate. Ils viennent nous chercher par petites fournées. Il paraît que ça ne rigole pas! Et toi, comment es-tu arrivée ici ?

– Une confusion absurde, répondit Anne-Charlotte. Je suis allée au Bon Marché acheter des couteaux de cuisine. Quand je suis sortie, deux agents m’ont arrêtée. Ils ont voulu vérifier mes sacs, que je leur ai tendus avec le ticket de caisse. Lorsqu’ils ont vu ces lames de boucher, ils se sont regardés, l’air satisfait, puis ils m’ont dit: « Vous allez nous suivre! » »

Guillaume lui proposa de s’asseoir par terre, auprès de lui. Puis le temps s’étira, interminable et angoissant. D’autres conversations se nouaient entre les uns et les autres, qui se croyaient tous victimes de malentendus mais ne semblaient guère comprendre qu’ils incarnaient l’égalité dans l’application de la justice. C’est du moins ce que tentait de leur expliquer Me Rohan-Fontaine, une figure du barreau présente parmi les suspects. Lui-même avait été interpellé après qu’un juge eut établi que sa clientèle était constituée à 80 % de mâles blancs de plus de 40 ans, contrairement aux directives mises en oeuvre afin que la population des quartiers défavorisés bénéficie des mêmes compétences judiciaires que les classes aisées.

« Le pis, ajouta ce brillant plaideur (il s’adressait d’une voix théâtrale à ses codétenus), est que ce projet de loi semblait frappé au coin du bon sens et que personne n’y a vraiment porté attention. Vous, pas plus que les autres. »

Il jeta sur l’assemblée un regard accusateur:

«Quand ce député, porte-parole de collectifs antiracistes et décoloniaux, a claironné qu’il était contraire aux principes républicains qu’une minorité de la population-venue des quartiers difficiles – écope de la majeure partie des peines de prison, nombre d’âmes généreuses ont supposé qu’il avait raison. Lorsqu’il a ajouté que ce régime judiciaire infligé à des personnes originaires d’Afrique ou du Proche-Orient illustrait la structure ségrégationniste de notre société, j’en connais parmi vous qui ont approuvé avant de participer au défilé contre le racisme institutionnel. »

Il laissa un silence, puis reprit:

« Ils auraient pu opposer d’autres arguments, mettre en avant les conséquences d’une immigration mal maîtrisée, d’un urbanisme malencontreux, d’un délitement de l’école et du modèle social… Mais non, ils ne voyaient qu’une injustice arithmétique à laquelle il fallait remédier arithmétiquement. C’est alors qu’est apparue cette réforme établissant le principe de quotas judiciaires… »

L’air accablé, Me Rohan Fontaine rappela:

«Selon cette règle d’or, les condamnations et les peines devront désormais correspondre, proportionnellement, à chaque catégorie de la population. Ainsi, les Français d’origine, les bourgeois, les catholiques, les seniors n’auront plus aucune raison d’échapper au traitement longtemps réservé aux seuls jeunes issus de l’immigration. Tous devront se voir équitablement représentés dans les maisons d’arrêt…

– Les femmes, pourtant, s’y sont opposées!, cria une voix.

C’est vrai!, reconnut l’avocat. Elles s’y sont opposées pour elles-mêmes, estimant qu’il serait absurde de prononcer la moitié des condamnations envers celles qui, depuis des siècles, sont les principales victimes. C’est pourquoi l’application de la loi s’est restreinte aux catégories socio-professionnelles, aux territoires, aux religions et à la couleur de peau… »

Comme il prononçait ces mots, la porte s’ouvrit à nouveau pour laisser entrer trois préadolescents, une fille à la longue jupe et deux garçons en survêtement crasseux qui ressemblaient à ces petits voyous des Balkans adeptes du vol à la tire. Eux-mêmes semblaient désemparés devant ces femmes élégantes et ces hommes costumés. Leur présence rétablissait une forme d’équité comptable parmi les suspects du VIe arrondissement, évacuant l’idée qu’une partie de la population aurait pu se voir stigmatisée – la hantise de ceux qui se chargeaient d’appliquer la loi, comme l’expliqua encore Me Rohan-Fontaine :

« Vous n’avez rien vu venir, non plus, quand la lutte contre le « contrôle au faciès » s’est systématisée : si bien que n’importe quelle petite vieille en train de faire ses courses se voyait priée de décliner son identité. Beaucoup ont pensé que c’était une évolution normale à laquelle chacun devait se soumettre. Pourtant, les chiffres sont restés désespérément faibles, conduisant à l’opération menée ces derniers jours… Et, je crains de vous le dire, aux condamnations qui vont suivre quand vous écoperez, pour avoir laissé un mégot sur le trottoir, d’une peine équivalente à celle qu’on inflige à d’autres pour vol avec violence ou menace de mort. »

Guillaume et Anne-Charlotte se dévisagèrent, perplexes. Fallait-il se battre, comme le suggérait cet avocat ? Ou simplement payer pour avoir été, trop longtemps, bénéficiaires d’un système inégalitaire ? Leurs idées demeuraient floues quand la porte s’ouvrit encore et qu’un policier en uniforme s’avança, muni d’une tablette:

« Je vais lire les noms des personnes qui vont me suivre. À vos noms, vous vous approcherez et tendrez vos mains pour les menottes. Les autres attendront leur tour. Il ajouta, l’oeil malicieux: Mais, rassurez-vous, il viendra!»

* Écrivain.

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Une réflexion sur “SPÉCIAL UCHRONIE « Et si la justice aussi appliquait des quotas » par Benoît Duteurtre dans Marianne n°1240-1241 du 18 au 31 décembre 2020”

  1. A peine de la politique fiction. Cependant réjouissons nous, l’exonération des femmes au « nouveaux quotas judiciaires » ne tiendra pas longtemps. Après l’instauration « des parents 1 et 2 » on ne devrait pas tarder à déclarer l’indifférenciation sexuelle générale. Je viens de lire dans le résumé d’un documentaire télé récent, que je n’ai pas vu à mon grand regret, que près de 20% des adolescents d’aujourd’hui avaient du mal à se définir fille ou garçon et se déclaraient sexuellement neutre. Un peu de patience. Benoit doit déjà le savoir mais n’a pas voulu assommer son lectorat féminin qui doit juger ça déjà assez « excessif » sans avoir besoin d’en rajouter une couche.

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