Carte blanche
À BENOÎT DUTEURTRE
GLOIRE AUX POSTIERS
Dans le village où nous passions les grandes vacances, le passage de la fourgonnette jaune rythmait notre vie. Elle apparaissait un peu avant midi, et on saluait le facteur en attrapant le journal et le courrier du jour : tout ce qui nous reliait au monde extérieur; puis il reprenait son chemin vers la ferme suivante. Mon oncle nous racontait d’anciennes histoires de postiers qui, au cœur de l’hiver, faisaient des kilomètres à pied dans la neige mais qui, pour rien au monde, n’auraient manqué leur tournée, entrecoupée de cafés et de pousse-café. Je me rappelle même, il n’y a pas si longtemps, cet autre facteur qui élevait des lapins et, de temps à autre, m’en livrait un avec le courrier. En apparence les choses n’ont pas tellement changé. Je guette toujours, dans ce même coin de montagne, l’apparition de la voiture jaune. Sauf qu’elle ne monte plus jusqu’à la maison. Le facteur laisse le courrier dans la boîte normalisée à l’entrée du chemin. On y retrouve parfois un « avis de passage », si bien qu’il faut se rendre à la ville pour récupérer son colis. L’histoire de la poste et de ses transformations se rattache à notre vie concrète autant qu’à nos réflexions sur l’évolution sociale; et c’est ce qui fait le prix de Poste restante (Flammarion), merveilleux livre jonché de souvenirs et de réflexions que vient d’écrire Christian Authier. Il se rappelle que, déjà, le facteur à bicyclette de Jour de fête, de Jacques Tati, après avoir vu un reportage sur les postes d’outre- Atlantique, se muait en homme d’action hystérique, répétant à tout propos: « À l’américaine! À l’américaine!»

L’auteur, fils de postiers toulousains, s’est frotté au métier quand les grandes administrations embauchaient pour l’été les enfants des fonctionnaires. Il en tient une connaissance pratique mais, surtout, il sait observer ces détails qui nous ont fait changer de monde. Ce sont les fermetures de bureaux de poste, les tournées plus rapides. Ce sont aussi, en ville, la réduction du nombre de tournées (trois par jour, à Paris, quand je commençais à travailler une seule, incertaine, aujourd’hui), et surtout la transformation des bureaux de poste en petits commerces. On y vend des bibelots, mais les belles planches de timbres en taille-douce ont disparu. À l’entrée, un agent d’accueil nous guide vers le bon automate. Seuls les « pros» disposent encore d’un guichet facile d’accès, mais la poste semi-privatisée estime que ce service coûte encore trop cher. C’est pourquoi elle veut réduire davantage ses activités traditionnelles, au prétexte que le courrier électronique a remplacé le papier (ce qui n’est pas tout à fait vrai, et moins encore pour les cartes postales); d’où la mise en place de points relais, comme celui qui vient d’ouvrir dans mon 8 à Huit où l’on pèse soi-même son courrier. Les clients ne se pressent guère. Comme le note Christian Authier: « La stratégie est grossière mais efficace: on dévalue, on déprécie, on amoindrit un service pour ensuite constater ses carences et son inutilité. »
Face aux protestations des citoyens attachés au service postal et à la visite du facteur muni de ses calendriers, d’autres projets ont vu le jour, comme de transformer les postiers en agents multifonctions offrant à la « clientèle » (qui a remplacé les << usagers >>) toute une gamme de services. L’un consiste à rendre visite aux personnes âgées – ce que faisait spontanément le facteur à l’ancienne. Désormais, souligne encore Authier, « ce service est payant et chronométré. Des formules, de 19,90 € par mois pour une visite hebdomadaire à 139,90 € pour six visites par semaine, quantifient le temps humain et le prix à payer pour les clients. Faudra-t-il à l’avenir payer pour un sourire ou un « bonjour »? ». La supposée modernisation d’un grand service public n’est ainsi rien d’autre que son adaptation forcée à la marchandisation de toutes les activités, entraînant la réduction massive du personnel, tandis que la rationalisation supposée du rythme des tournées ressemble à du « Kafka revu par Monty Python »… Christian Authier raconte tout cela avec une précision, un sens de la poésie des choses et des folies du temps qui fait de son essai une réflexion stimulante autant qu’un vrai moment de littérature.■
86/Marianne /6 au 12 avril 2023