Carte blanche
VACANCES MASQUÉES
PAR BENOÎT DUTEURTRE
La voiture venait de franchir le pont de Tancarville quand un flash, sur l’autoradio, nous a signalé que l’obligation du masque venait de s’étendre à plusieurs nouvelles stations – dont Étretat où, comme chaque année, nous nous rendions pour le mois d’août. Si quelqu’un m’avait annoncé, avant cette année 2020, que je déambulerais un jour masqué sur le front de mer, je n’aurais pas voulu le croire. Mais tant d’imprévus sont survenus ces derniers mois que je me suis inquiété, surtout, de savoir si les marques se verraient, en fin de saison, sur mon visage rougi par les rayons de soleil.
Il était dit toutefois que rien ne serait comme d’habitude. Non seulement parce que nous sommes arrivés au pays de Maupassant sous un soleil de plomb et une chaleur tropicale qui allait durer une bonne quinzaine de jours, donnant au green du golf une allure de garrigue. Ensuite parce que la station, habituellement protégée des invasions touristiques par la fraîcheur du climat et la rudesse des galets, était envahie par une foule que je n’avais jamais vue ici: des groupes faisaient la queue à l’entrée des boutiques et des restaurants, avant de se masser sur la plage dans un ruban humain, plus dense encore à marée haute quand le rivage se rétrécit. Enfin parce que le masque porté consciencieusement par la majeure partie des estivants nous faisait ressembler à autant d’Arsène Lupin dissimulant des secrets derrière lesquels chacun s’efforçait de conserver un air naturel et détendu. J’ai d’ailleurs constaté, dès ma première promenade entre les falaises, que la civilité bourgeoise de cette station familiale n’avait en rien disparu – la plupart des habitués se reconnaissant à certains détails et s’adressant d’aimables coups de coude, comme autrefois ils se serraient la pogne en commentant les nouvelles du jour.
Descendant sur la plage, j’ai été frappé surtout par cette densité humaine inhabituelle, même lors des chauds étés qui se sont multipliés ces dernières années. Tout juste voyait-on, le dimanche, des Chinois de la région parisienne venir passer la journée et repartir chargés d’algues… Cette année, c’étaient plutôt des familles d’origine africaine et surtout maghrébine, regroupées autour de tentes pliables qui protégeaient du vent une mère ou une grand-mère veillant sur la nourriture et les jeunes enfants. Les autres s’ébattaient plus bas dans l’eau fraîche, et, en parlant avec eux, j’ai compris que beaucoup passaient habituellement leurs vacances en Afrique du Nord, où ils n’avaient pu se rendre pour cause d’épidémie. D’où leur exploration des rivages français, dont certains s’enchantaient: tel ce père de famille de Garges-lès-Gonesse découvrant avec enthousiasme cette eau claire et ces falaises tout près de Paris. Je ne rouvrirai pas ici le débat sur le voile ou le burkini, inhabituellement présents eux aussi. Quoi qu’il en soit, le mélange du décor normand et des habitudes méditerranéennes (comme le fait de passer toute la journée sur la plage) auront inscrit cet été 2020 dans les mémoires.
Ainsi vont les vacances au temps du principe de précaution. J’en avais observé les premiers effets, voici quelques années, quand les « périssoires » (petits canots en bois) s’étaient vues interdites de zone de baignade pour éviter des accidents qu’elles n’avaient jamais produits. Les choses vont nettement plus loin avec cette population masquée, cette peur visible des uns, cette désinvolture des autres. Elles ont culminé le 11 août après la découverte d’un vieil obus rouillé qui a conduit la gendarmerie à évacuer toute la plage, au risque de concentrer davantage la population en ville. La protection est une affaire compliquée. J’y songeais encore à la lecture du journal en m’avisant que le masque, lui-même, pouvait devenir dangereux si on le touchait un seul instant en dehors des élastiques; et je restais perplexe, sur mon balcon, face à cette curieuse plage du XXIe siècle. Enfin la pluie est arrivée. La température a chuté, la station s’est vidée en un clin d’œil et la Normandie a recouvré ses couleurs grises et son ennui charmant.
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